Le jeu, simple divertissement ? Rachel Hoekendijk propose ici de le replacer dans l’histoire longue de nos cultures, de ses liens tant avec le sacré qu’avec le sacrilège. Voici le cercle magique des jeux de rôles grandeur nature, à connotation militante. Basés sur l’expérience des pouvoirs de la bienveillance, ce sont des pratiques ritualisées qui ouvrent d’autres perspectives relationnelles. En proposant des immersions dans diverses problématiques sociales, leurs protocoles aident à transformer les idées reçues. Autant de dispositifs pour s’essayer à co-construire un nouveau champ des possibles.
Les jeux de rôles sont des expériences co-créatives dans lesquelles les participant·es s’immergent dans des mondes fictifs pour y interpréter des personnages. Il en existe de plusieurs types mais ici, il sera principalement question de jeu de rôle grandeur nature (abrégé « GN »). En GN, les participant·es incarnent leur personnage physiquement, comme dans le théâtre d’improvisation mais sans public. Il en existe de tous genres : médiéval-fantastique, science-fiction, western, postapocalyptique, contemporain, inspiré d’une franchise existante ou dans un univers original, etc., et de tous formats : d’un·e seul·e à plusieurs milliers de joueur·ses, durant quelques heures ou sur plusieurs jours, avec des décors offrant une immersion à 360° ou dans le cadre épuré d’une salle de classe ou d’un salon.
Principalement, il s’agit d’une activité ludique. Les jeux de rôles peuvent être utilisés dans un cadre éducatif ou professionnel, en entreprise, dans le cadre de formations ou de façon thérapeutique. Mais le plus souvent, ils sont pratiqués comme hobby, parfois comme activité artistique ou militante. Comment ça, « activité militante » ? Le jeu n’est-il pas par définition frivole, dans un « faire semblant » n’affectant pas la vie quotidienne ? En quoi des jeux (de rôles) pourraient-ils viser une transformation de la société ?
On trouve dans le rituel un nombre important de traits liés au jeu. Tous deux reposent sur la délimitation d’un espace-temps séparé du monde quotidien – le « cercle magique » – et fonctionnant selon des règles distinctes.
Différentes conceptions du jeu en lien avec les rituels
Parmi les différent·es chercheur·ses qui se sont intéressé·es au jeu, il n’est pas rare d’en trouver qui s’inscrivent dans la continuité des travaux sur le sacré réalisés par l’école française de sociologie. L’historien Johan Huizinga, par exemple, considère que le jeu a eu un rôle déterminant dans le développement de la civilisation et observe qu’on trouve dans le rituel un nombre important de traits liés au jeu. Tous deux reposent sur la délimitation d’un espace-temps séparé du monde quotidien – le « cercle magique » – et fonctionnant selon des règles distinctes. Huizinga défend qu’il n’existe pas de différence formelle entre un jeu et une action sacrée : « Ce sont des mondes temporaires au cœur du monde habituel, conçus en vue de l’accomplissement d’une action déterminée.n »
Reconnaissant lui aussi le lien entre le jeu et le sacré, Roger Caillois considère ces deux termes dans leur dualité : le ludique serait le profane purn. On peut parler de jeu à partir du moment où la part de fiction et de divertissement l’emporte. Jacques Henriot, lui, avance que le jeu est intrinsèquement sacrilège, éviction du sacré : le jeu est au sacré ce que le rire est au moment solennel. Dans un moment sacré, les actions sont commises pour du vrai, comme l’officiant·e d’un culte adhère à son rôle sans la moindre retenue. Par contraste, le joueur ou la joueuse réalise une mise à distance qui l’empêche d’investir pleinement ce qu’il ou elle est en train de faire : « Le joueur se trouve dans un entre-deux, il croit au jeu, mais pas suffisamment pour oublier qu’il s’agit d’un jeu, sinon il ne joue plusn. »
On trouve ainsi deux conceptions plus ou moins opposées du jeu : d’une part, le jeu comme rituel, d’autre part, le jeu comme divertissement, comme faire pour du faux. L’ambivalence entre ces deux conceptions n’a pas manqué de marquer l’histoire du jeu de rôle. On peut se souvenir de la panique morale qui a traversé les années 1980-90, au moment où la culture de l’imaginaire et du jeu de rôle (sous l’égide du célèbre Donjons et Dragons) se répandait, particulièrement chez les jeunes. On croit alors que ces centres d’intérêts provoquent une perte de repères, parfois des actes violents, de la confusion entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas, quand il n’est pas carrément question de sorcellerie ou de satanisme. Les geeks sont des passionné·es qui y croient « un peu trop ». Qu’ont donc ces jeunes à rêver de magie et de grandes aventures ? Qu’ont-il·elles à inventer leurs propres histoires plutôt que de consommer celles qu’on leur propose à la télévision ? Qu’ont-il·elles à explorer des mondes différents – d’autres coutumes, d’autres genres, d’autres possibilités ?
Toutes les activités rituelles créent un fort sentiment de communauté parmi les participant·es. Lorsque tou·tes les membres d’un groupe croient ostensiblement à la véracité d’un rituel, c’est alors que l’activité peut avoir un fort impact.
Il semblerait néanmoins que l’époque dans laquelle la culture de l’imaginaire et du jeu de rôle était stigmatisée est désormais révolue. Depuis le début des années 2000, l’influence de la culture geek sur la culture dite mainstream n’a cessé de s’étendre. Le jeu se démocratise et la méfiance à son égard disparait peu à peu. Plus encore, notre époque semble avoir besoin de réactiver l’imaginaire. Les temps sont ainsi davantage propices à redécouvrir le jeu non pas comme quelque chose de frivole et d’inconséquent, mais comme un espace à part, un monde temporaire au cœur du monde habituel, conçu en vue de l’accomplissement d’une action déterminée.
Les GN peuvent être vus à travers le prisme du rituel. Sarah Lynne Bowman relève qu’un rituel comporte trois étapesn : (1) un moment de départ, qui inclut la séparation du monde banal ainsi que sa phase de préparation, (2) le moment intermédiaire durant lequel on se tient « sur le seuil », dans un état liminaire entre les cadres sociaux de la quotidienneté et ceux en vigueur à l’intérieur du cercle rituel, qui peuvent avoir de nouvelles règles fût-ce de façon temporaire. Au sein de cet espace rituel, les gens jouent différents types de rôles, comme pendant les jeux de rôles. Enfin, (3) le moment du retour dans le monde banal avec une incorporation des expériences liminaires. L’idée est que le rituel lui-même comporte probablement une sorte de composante que nous emportons avec nous lorsque nous en sortons.
Toutes les activités rituelles créent un fort sentiment de communauté parmi les participant·es. Lorsque tou·tes les membres d’un groupe croient ostensiblement à la véracité d’un rituel, c’est alors que l’activité peut avoir un fort impact. L’engagement des participant·es dans un GN peut être très élevé, d’autant plus qu’il est porté collectivement. C’est en s’engageant ensemble dans le cercle magique que les joueur·ses peuvent se laisser « prendre au jeu », dans le sens non pas d’une confusion entre le jeu et la réalité mais de se rendre disponibles à vivre ce qui se passe à l’intérieur. Cela jusqu’à la troisième étape, celle du retour, quand vient le moment de réintégrer nos identités quotidiennes et d’incorporer l’expérience vécue.
Dans la lignée de Paulo Freire et d’Augusto Boal, le GN peut devenir un lieu d’exploration et d’empouvoirement.
Le GN à visée transformative
Transformative Play Initiative, un centre de recherche de l’université d’Uppsala, explore le potentiel transformateur des jeux de rôles. Ses membres postulent que les jeux de rôles peuvent être vecteurs de changements personnels et sociaux durables. Dans la suite de cet article, je présenterai et illustrerai deux manières dont cela peut advenir : par l’initiative des organisateur·ices ou des participant·es.
Certains GN sont organisés dans le but de maximiser leur potentiel transformatif. Parfois, ce sont des choix posés au moment de la création du jeu (game design) pour augmenter la porosité entre l’expérience de jeu et la vie réelle, ou pour générer un type d’expérience en particulier. Le Lierre et la vigne, par exemple, propose aux participant·es d’incarner les artistes d’une communauté polyamoureuse lors de leur retraite annuelle. C’est un jeu feel good mettant l’accent sur la bienveillance et la créativité. Il offre un cadre dans lequel explorer à la fois la pratique artistique et des configurations relationnelles, des formes d’amour et de tendresse ainsi que des personnages situés à différents endroits du spectre queer. Des participant·es de ce jeu expriment avoir vécu une expérience de bien-être, une bulle de bienveillance et de sécurité précieuse pour explorer ces thèmes quand la vie réelle est plutôt marquée par la précarité des artistes et les oppressions à l’encontre des personnes tissant des relations en dehors de la normen.
Dans un autre registre, Clones est un GN de science-fiction qui invite les joueur·ses à incarner des clones aux lointains confins de l’univers. L’humanité a disparu, les clones eux-mêmes ne savent pas très bien pourquoi ils existent. Cette campagne de jeu de rôle aborde des questions plus philosophiques : ce qui fait notre humanité, le sens que l’on peut donner à son existence, ce qui constitue une vie bien vécue. Le fait que les personnages soient supposément des clones d’individus ayant vécu au XXIe siècle rend potentiellement très fine la frontière entre la façon dont ces questionnements vont impacter les personnages et les joueur·ses.
Parfois, c’est dans les thématiques abordées que réside le potentiel transformatif. On peut alors aborder le GN comme une forme de social impact entertainmentn. The Quota est une expérience de GN se déroulant dans un centre de détention dit « temporaire » dans lequel des réfugié·es ou des migrant·es économiques attendent pour obtenir leur visa… ou être renvoyé·es dans leur pays d’origine. Ce GN a été réalisé en partenariat avec une ONG d’aide aux réfugié·es dans le but d’accroitre la compréhension et la sensibilisation à la réalité de ces personnes. Autre exemple célèbre, le GN Just a Little Lovin’ qui se déroule dans un New York partiellement fictif de 1982 à 1984. Les participant·es incarnent des personnages queer appartenant à la communauté gay de Greenwich Village alors que l’épidémie de VIH se répand. C’est un GN « sur l’amitié, le désir et la peur de la mortn ».
L’expérience d’inventer nos propres rituels et d’orchestrer pour nous-même (individuellement ou collectivement) les expériences que l’on désire vivre renferme un grand potentiel d’émancipation.
Dans les deux cas, quelque polémique a éclaté quant à savoir s’il est acceptable ou non de « jouer » avec de telles thématiques. Des deux côtés, le mot « jeu » a d’ailleurs soigneusement été évité dans la présentation du projet à cause de l’association commune du mot « jeu » avec les notions de plaisir et de divertissement – bien qu’il s’agisse à n’en pas douter d’expériences ludiques reposant sur un game design particulier. Les expériences proposées par ces GN ont explicitement vocation à rendre visible le vécu de populations marginalisées et à inviter les participant·es au pas de côté nécessaire pour se sentir concerné·es lorsqu’ils et elles ne le sont pas déjà. Ces jeux poursuivaient explicitement une visée transformative et les participant·es en étaient bien conscient·es. Il n’est d’ailleurs pas rare que la participation à ces GN ait provoqué ou nourri un engagement politique sur ces questions.
Le GN peut aussi avoir des effets transformatifs selon la façon dont on s’y engage. Les joueur·ses peuvent tirer parti de la porosité entre l’en-dedans et l’en-dehors du cercle magique pour poser des intentions ou orienter leur personnage de façon à se donner à vivre des expériences spécifiques. Dans la lignée de Paulo Freire et d’Augusto Boal, le GN peut devenir un lieu d’exploration et d’empouvoirement. L’expérience d’inventer nos propres rituels et d’orchestrer pour nous-même (individuellement ou collectivement) les expériences que l’on désire vivre renferme un grand potentiel d’émancipation. Une personne ayant toujours pris grand soin d’être présentable et polie peut derrière un masque d’orc vivre une expérience libératrice. Une autre qui rencontre de grandes difficultés face à la violence peut, dans un cadre sécurisant et coopératif, participer à des bagarres de tavernes ou à des concours d’insultes. Les possibilités sont infinies. Pour approfondir cet aspect du GN, les lecteur·ices peuvent se renseigner plus avant sur les concepts de bleed, et particulièrement de « bleed émancipatoiren ».
La plupart des anthropologues contemporain·es parlent du rituel comme d’un processus de création de sens : on fait ce rituel non pas parce qu’on pense que cela provoquera quelque changement, mais parce qu’on y affirme sa croyance ou son désir de quelque chose. À chaque époque, les jeux auxquels on joue donnent une idée de ce qui se passe dans la société à ce moment-là. Les modèles de jeu reflètent les changements culturels et possiblement, on y trouve en germes les formes de la société de demain. Les GN sont des espaces de co-création basés sur la coopération, le consentement, la communication et la joie de mettre en pratique nos imaginaires de façon collective.
Johan Huizinga, Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, trad. Cécile Seresla, Gallimard, 1951 (1938), p. 26.
Roger Caillois, L’homme et le sacré, Gallimard, 1950 (1939), p. 74.
Laurent Di Filippo, Patrick Schmoll, « Mise en scène et interrogation du sacré dans les jeux vidéo », Revue des sciences sociales, n°49, 2013 p. 70.
Sarah Lynne Bowman, « Transformative Game Design: A Theoretical Framework », conférence en ligne, Transformative Play Initiative, 2022. (Dernière consultation 9/10/2023.)
Saki, « [Critique] Le Lierre et La Vigne : Retour à Intimatopia », 2017, Electro-GN.com. (Dernière consultation le 9/10/23)
Johanna Koljonen, « Personal & the Policial: Playing & Designing for Transformation in Nordic Larp », Transformative Play Initiative, 2021. (Dernière consultation le 9/10/23)
« Just a Little Lovin’ », Nordiclarp.org.
Rachel Hoekendijk, « Le jeu de rôle grandeur nature : des fictions comme voie d’émancipation » in Benoît Petitpretre, Sonny Perseil, Yvon Pesqueux (éds.), La réalité de la fiction, L’Harmattan, 2019.