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Dossier

L’Appétit des Indigestes. Un projet expérimental de création théâtrale à la marge

Sophie Muselle
Metteuse en scène

12-05-2018

En juin 2012, Sophie Muselle rencontrait les permanents de Culture & Démocratie pour échanger avec eux sur les travaux et réflexions développés par l’association, et singulièrement le groupe de travail Art et santé. Cette rencontre devait documenter son projet de création d’une compagnie qui se situe au croisement du théâtre, du politique et du soin. Six ans plus tard, elle partage ses réflexions et observations nourries par sa pratique.

Au début, il n’y avait rien si ce n’est un désir puissant de donner la parole, de faire entendre la voix de la marge, de la différence. Au début, il n’y avait rien, si ce n’est un local que le service de santé mentale La Gerbe avait mis gracieusement à notre disposition, et quelques participants qui avaient vu notre affiche « Atelier de théâtre ouvert à tous ».
Pourtant, assez vite, quelque chose a émergé. Le projet n’a pas été pensé intellectuellement à partir de concepts précis. Il est né petit à petit par l’expérience du faire ensemble, sans a priori. Il est né des synergies des rencontres au fil des mois, se laissant construire et mener par les événements, accueillant l’incertitude, l’insu, le doute comme autant d’occasions d’évolution.
De rencontres hebdomadaires, nous sommes passés à des rencontres bi-hebdomadaires. Du local du service de santé mentale, nous sommes passés au Pianocktail, un bistrot culturel et social situé dans le quartier des Marolles. D’un atelier, nous sommes passés au statut d’ASBL et de troupe : L’Appétit des Indigestes. D’autres personnes se sont alors investies dans le projet afin d’aider à le faire grandir.
Très vite un premier spectacle a été créé et joué : L’Homme d’onze heures moins le quart. Présenté d’abord au Pianocktail, il a ensuite été joué dans divers lieux : théâtres, festivals, hôpitaux, colloques, journées d’étude… La troupe a alors grandi, et des ateliers d’écriture ont permis de créer un deuxième spectacle, Eux, puis un troisième, Anosognosies.
Né dans la marge, dans les interstices du monde de la santé mentale, de la psychiatrie et du théâtre, notre projet a été reconnu par les pouvoirs publics (Cocof) à la fois du côté de la culture et de la santé. Il s’agit pour nous de nous intégrer dans ces champs, tout en gardant notre identité, notre spécificité, notre indépendance, notre liberté d’action. De nombreuses balises nous y aident.

De la mixité à la diversité

Notre troupe est dite « mixte », dans le sens où elle est ouverte à tous, sans aucune restriction. S’y retrouvent donc des gens de tout âge, de toute culture, de tout statut social, ayant eu des expériences diverses de la psychiatrie et de la folie. Ce qui lie les participants c’est l’envie de parler des normes, des frontières, de la folie, de la « normalité », l’envie de prendre la parole dans une société où parfois celle-ci semble réservée à une élite.
Cependant, pour définir notre troupe, il faudrait plutôt parler de troupe « diversifiée ». En effet, nous accueillons chaque personne dans sa globalité et son unicité, sans la classer ni la catégoriser. Il ne s’agit donc pas de regrouper des « soignants » et des « soignés » pour les faire jouer ensemble en espérant que cela profite aux « soignés », mais plutôt de créer un espace de créativité ouvert en partant du principe que la frontière entre folie et normalité est une construction sociale et culturelle.
Cette diversité, tant chez les participants que parmi les personnes responsables de la troupen, nous situe à la croisée des groupes d’entraide et des ateliers animés par des professionnels. Elle nous permet d’établir un réel échange d’expériences et de vécus. Ainsi, dans la troupe, chaque personne est à la fois soignante et soignée car chacun, s’il accepte l’expérience, a quelque chose à y gagner en termes de transformation de soi et de relation aux autres.

Du soin aux effets thérapeutiques de surcroît

Notre but n’est pas de soigner, mais de prendre soin. La troupe n’a pas de visée thérapeutique en soi. Le théâtre n’y est pas utilisé comme un moyen pour arriver à un résultat objectivable.
Pourtant, les effets de nos activités peuvent être considérés comme thérapeutiques. L’autorisation d’être à la fois soi et un autre, de mettre en jeu des émotions vécues, de sortir de la singularité de ces émotions pour en appréhender la dimension universelle, de se voir à travers le jeu d’un autre qui se réapproprie nos mots et de partager ce vécu avec un public, tout cela peut offrir un gain de liberté. L’atelier est une expérience fondamentale pour beaucoup. Il permet de se mettre en mouvement, de cultiver une pensée critique, d’expérimenter autrement la rencontre de soi et des autres. Il participe à la possibilité de se réinventer.

De la réintégration à l’enrichissement mutuel

En jouant, nous refaisons circuler l’échange entre les participants d’abord, entre les participants et le public ensuite. Les participants expérimentent une façon d’apporter quelque chose à la société. Ils font partie d’un système autrement qu’en tant que personnes « à soigner ». Cela recrée du lien grâce à la différence, sans chercher à l’évincer. Il ne s’agit donc pas d’un espace de réintégration, mais d’un espace d’acceptation de diverses réalités, de diverses façons d’être en contact avec le monde. Ainsi les notions d’intégration et de réhabilitation deviennent obsolètes.

Du savoir à l’expérimentation

Notre posture est avant tout expérimentale. Nous construisons nos spectacles et nos projets à partir de ce qui se passe, au moment où cela se passe. La troupe fonctionne comme une sorte de minuscule société dans laquelle les rôles, les fonctions, les attentes de chacun sont toujours en mouvement. Notre dynamique fait naître de nouvelles questions sur la place de chacun, sur la folie et la normalité et ce sont ces questions elles-mêmes qui nourrissent nos créations.
Nous souhaitions donner une voix à nos interrogations sur les normes, les clivages, les marges, les frontières et tous les phénomènes d’exclusion qui en découlent, mais aussi sur les doutes et les blessures qui nous rendent humains. Ce questionnement est toujours en mouvement et c’est ce mouvement qui permet le lien. Avec le public, nous tentons d’expérimenter cette ouverture vers une relation authentique et fragile tellement manquante dans notre société pétrie par la volonté de tout contrôler. Nous tentons de faire naître un aller vers, une résonance afin que tous soient finalement à leur façon acteurs de ce qui se vit.

Du singulier à l’universel

La forme théâtrale que nous cherchons à atteindre est une forme qui rend belles la fêlure, la fracture, la maladresse. Pour cela, il est indispensable de valoriser les personnes sur scène. Il ne s’agit pas de déballer une souffrance face à un public « voyeur » qui viendrait se rassurer sur sa propre normalité mais de montrer ce qu’il y a d’universel dans la singularité de cette souffrance. La création part des vécus de chacun en tentant de leur donner une dimension humaine qui relie aux autres. La création collective et le partage à une large échelle donnent un sens. Il s’agit de dépasser son vécu singulier pour le mettre au service d’un projet politique, culturel et artistique.

Donner une place à la folie

Le but de notre projet n’est pas d’éradiquer la folie ni de la soigner mais plutôt de lui donner une place et de revendiquer le questionnement riche et multiple qu’elle provoque. Pour maintenir cette dimension subversive, nous nous devions de garder une certaine autonomie et indépendance face aux structures dite « de soins ». Pourtant, dans un même temps, nous avons entretenu des contacts et des collaborations avec différentes institutions : des services de santé mentale, des hôpitaux, des chercheurs, dans une volonté de faire partie des champs de la santé mentale et de la culture.

Nous jouons au funambule entre l’art et la santé, entre la folie et la normalité, entre la marge et l’appartenance. Les liens que nous créons nous servent de fils conducteurs vers l’imprévisible. Nous marchons en équilibre sur ces fils, acceptant le risque parce que c’est ce qui nous rend humains et vivants.

L’appétit des indigestes.

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La troupe a été créée et est gérée par Sophie Muselle, psychologue et metteuse en scène, et Pierre Renaux, comédien et usager des services de psychiatrie. De nombreuses personnes s’y investissent actuellement.

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Journal 47
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