Dans ce texte, Christian Rubyn propose un éclairage sur la notion de souci de soi telle que développée par Michel Foucault. Si pour Fabienne Brugère (voir son article) il s’agit d’une référence pour penser la culture qui n’est plus d’actualité en raison d’une « grande fatigue de devoir être soi-même », Christian Ruby estime quant à lui que l’individu reste le premier lieu où s’organise une résistance ; où se refusent les assignations policières ; où s’inventent des formes de vie. Cette notion de culture de soi resterait opérante pour penser une action culturelle qui donnerait à chacun les moyens de se construire comme sujet de culture.
Au travers des modèles classiques de référence à la culture, nous avons pris l’habitude, malheureuse, de rapporter la culture à une élévation de l’esprit, à des objets ou à l’appropriation de certains objets types, signes de culture : des livres, des moments musicaux, des œuvres d’art. Or, si ces objets ne sont pas à négliger, il n’est pas certain qu’ils composent vraiment la culture. Et si l’on préférait affirmer que la culture est l’ensemble des exercices par lesquels les femmes et les hommes se tiennent debout en toutes circonstances, apprennent à s’opposer aux assignations qu’on leur impose, et s’approprient de manière critique les œuvres d’art et de culture ?
D’ailleurs, le monde dans lequel nous vivons a changé de visage. Il pose de nouvelles questions, auxquelles il conviendrait de répondre sans en appeler automatiquement aux objets et notions antérieurs, ce qui provoque, dans la plupart des cas, nostalgies, plutôt que promotions. L’émergence des consommations et des industries culturelles, du numérique, les prestations d’Internet et la diffusion d’une culture mainstream, mais aussi les nouveaux réseaux de résistance, les questions de genre et de diversité des modes de vie, les migrations, les refus de se soumettre aux objets inédits (portables, par exemple) afin de préserver des zones non colonisables par le travail, etc., sont autant de phénomènes qui doivent rendre attentifs à des options différentes et appeler une réflexion de chacun sur soi, sur ses accords et désaccords avec les exigences et propositions multiples du moment.
Pouvons-nous puiser dans une partie de la philosophie de Michel Foucault quelques ressources de pensée, puisqu’il a eu le mérite de retravailler pour notre époque les notions antiques de souci ou de soin de soi ?
L’auteur
Philosophe français, Michel Foucault (1926-1984) a conduit ses travaux de l’étude de la folie à celle de la clinique, puis de l’histoire des sciences humaines et enfin de la prison, de l’illusion panoptique et du biopouvoir. Au cœur de ceux-ci, il traitait du savoir et du pouvoir. Puis, il s’est arrêté sur la question du sujet, par le biais de recherches sur les plaisirs du corps et sur la régulation sociale. « Sujet » ne renvoie plus à une unité-identité quelconque, comme nous le verrons ci-dessous. Ajoutons cependant encore que l’œuvre de Foucault a connu des réorientations internes justifiées par les événements culturels rencontrés, et théorisées dans une éthique de la pensée ainsi formulée : « Quant à ceux pour qui se donner du mal, commencer et recommencer, essayer, se tromper, tout reprendre de fond en comble, et trouver encore le moyen d’hésiter de pas en pas […] vaut démission, eh bien nous ne sommes pas, c’est manifeste, de la même planète. »n Devenu professeur au Collège de France (la Leçon inaugurale imposée aux cooptés date du 12 Février 1982), ses séminaires donnent lieu à une amplification des dernières perspectives, investie dans des recherches, un enseignement et une perpétuelle attention aux problèmes culturels de notre époque.
La culture de soi
Concernant les questions culturelles, celles du sujet et du rapport à soi, Foucault eut pour premier projet (il a donné son titre à trois volumes), de constituer une Histoire de la sexualité. Il s’agissait de chercher à savoir comment les mailles du savoir et du pouvoir modernes (ses techniques de domination) se sont emparées de l’enfant, de la femme et du pervers, par le biais de la sexualité. Après celle du tome I (en 1976, Gallimard), la publication du tome II est retardée. Paraissent alors, coup sur coup : L’Usage des plaisirs et Le souci de soi (Gallimard, 1984). Mais l’objet n’est plus le même, la chronologie a changé, quoique le titre général soit resté identique.
Désormais, Foucault analyse ce qu’il appelle le « souci de soi », ou encore les pratiques de soi dans la culture. Il ne s’occupe plus directement des savoirs ou des pouvoirs, mais des formes de subjectivation dans la culture (le rapport à soi, au corps, à sa santé, à ses facultés, aux autres, à la cité). Il étudie les modalités selon lesquelles les individus se constituent et se reconnaissent comme sujets des formes d’appréhension culturelles qu’ils créent à l’égard d’eux-mêmes, et en résistant aux assignations des institutions d’État (normes, modèles, identités). « Ce dont je me suis rendu compte peu à peu, c’est qu’il existe dans toutes les sociétés un autre type de techniques [que le savoir et le pouvoir] : celles qui permettent à des individus d’effectuer, par eux-mêmes, un certain nombre d’opérations sur leur corps, leur âme, leurs pensées, leurs conduites, et ce de manière à produire en eux une transformation, une modification, et à atteindre un certain état de perfection, de bonheur, de pureté, de pouvoir surnaturel. Appelons ces techniques les techniques de soi. »n
Ce thème d’une « culture de soi » – qui vaut comme critique des assignations, des normes sociales, des enfermements, mais maintient aussi la critique du « moi » puisque le « soi » n’est pas notre « moi » romantique ou individualiste – voulait participer à la formulation d’une compréhension de la culture différente de la conception dominante à l’époque (celle des Lumières – élévation de l’esprit –, celle des téléologies de l’histoire – progrès et colonisation –, et celle du marxisme – la culture soumise à l’économie). Foucault voulait saisir la culture non comme une structure de la société (conception trop générale promue par les sociologues), mais comme une activité et un problème de rapport (à soi et aux autres). Autrement dit, l’objectif n’était pas d’approcher la culture par son être, ou par ses lieux, ou par des compétences imposées socialement, voire des valeurs, mais par ce qu’elle fait et ce qu’elle permet d’accomplir.
Dans la « culture de soi », la culture n’est pensée ni comme ensemble de valeurs soumises à prescription, ni comme code identificatoire ou patrimoine identitaire contrôlé par un système de dévaluation et de culpabilité. Elle consiste en exercice de « soins » qui ne relèvent pas d’un bien-être normé commercialisable. Le terme « culture » ne désigne ni un monde d’objets et de références hérités et bridés par un testament ni une discipline que l’on pourrait apprendre (déterminée par un programme et assignée à des spécialistes), ni une somme de connaissances, ni une essence.
Une vieille expression
À partir d’une élaboration en retour sur l’Antiquité, geste paradoxal, la notion de « culture de soi », qui fait l’objet du chapitre II du Souci de soi, vise à définir une culture possible pour notre temps, lequel préfère valoriser soit le « moi », l’individualisme et la vie privée, soit des valeurs communes formatées et figées au point qu’elles ont perdu toute dynamique ; pour un temps sans référence à un cosmos (selon la voie de l’Antiquité) ou à un Dieu, mais qui pourrait aussi se déprendre de la culture moderne des codes et des impositions (ou de la morale des héros : car vivant désormais dans un monde ayant dévalorisé l’honneur de mourir pour l’au-delà, nous vivons sans référence à un Sens absolu et sans raison de mourir). Ce « souci de soi », qui est aussi bien « soin de soi » que « culture de soi », ne se veut donc ni grec, ni assujettissant au pouvoir disciplinaire de la loi moderne.
Afin d’en fixer le sens, les expressions « culture de soi/soin de soi » sont étudiées, par Foucault, dans le cadre de leur genèse, la Rome impériale, et en référence à la philosophie stoïcienne (Sénèque et Epictète). Il relève que les pratiques qu’elles englobent – individuelles – n’isolent pas les individus les uns des autres. Ce sont des exercices (ascein) participant à l’intensification des relations sociales, mais afin de mieux contrer les dominations.
Chez les stoïciens, le « soin de soi » a valeur de figure descriptive. Elle comporte trois éléments :
L’affirmation d’un mouvement nécessaire du sujet par rapport à lui-même. Il doit aller vers quelque chose (soi) par une opération contribuant à dessiner un véritable déplacement, une trajectoire et un effort sur soi ouvert sur les autres.
Puis l’inspiration d’un retour à soi, esquissant cette fois un cercle de soi à soi, « une intensité des rapports à soi, des formes dans lesquelles on est appelé à se prendre soi-même pour objet de connaissance et domaine d’action, afin de se transformer, de se corriger, de se purifier, de faire son salut ».
Enfin l’allusion à la métaphore classique de la navigation qui, outre le déplacement et le trajet, implique la direction vers un certain but (le port, le havre), l’idée de danger (ce pourquoi on souhaite revenir au port d’attache) et la nécessité de posséder un savoir, un art, comme celui du pilotage, si bien décrit par Socrate dans un dialogue avec le futur tyran Alcibiade (cf. Platon, Alcibiade).
Autant dire que la « culture de soi/soin de soi » correspond à une pratique de la culture vécue sous la figure du pilotage de soi qui se précise en savoir de la vérité de soi et en exercices ou trajectoires.
S’exercer au souci de soi
Voilà qui renouvelle le regard sur la culture et reconduit vers notre époque. Le lecteur comprend vite que la culture, selon Foucault, est constituée de pratiques et se transforme par des pratiques. La « culture de soi » suppose un travail de détermination de ce qu’on veut prendre en compte, une reconnaissance des obligations qu’on se donne, un mode de travail sur soi, et de respect de la conduite.
Dans les techniques étudiées, et adaptables à notre époque, Foucault distingue : la manière dont l’individu constitue telle part de lui-même comme matière de son action, le mode d’assujettissement (le rapport à la règle et la reconnaissance de soi liée à l’obligation de la mettre en œuvre), et les formes de travail éthique qu’on effectue sur soi-même. Aucune n’est indifférente à la cité ou aux autres.
Au contraire. À l’encontre des normes dominantes (assignations, hiérarchies, dominations, exclusions), ces pratiques de soi, ces exercices, peuvent permettre de retisser de la subjectivité résistante. Elles constituent des formes de subjectivation : chacun effectue, par soi-même, certaines opérations sur son corps, son âme, sa pensée, sa conduite, afin de produire en soi une modification qui contribue à atteindre un état de perfection décidé par soi, et qui ne correspond pas nécessairement à l’idéal social dominant.
Cette culture vivante de soi s’exprime ainsi dans un souci de soi, un mode d’action qu’un individu exerce sur soi, en se prenant à des efforts et un travail de mise en œuvre de soi. Ce qui suppose la détermination d’une activité, celle de règles à se donner, l’exigence de se transformer soi-même, et un comportement.
La question n’est donc plus celle de savoir ce qui est permis ou défendu dans la culture existante (et les normes sociales), mais de savoir comment on se fait soi-même dans des règles qu’on se donne, quel que soit le regard des autres. Une culture de soi consiste à apprendre à se déprendre de soi-même, à penser autrement qu’on ne pense, à percevoir autrement qu’on ne voit.
Dans la version Antique, les exercices auxquels il faut consacrer du temps dans la journée se livrent ainsi : se recueillir en ne se laissant pas happer par le temps qui court, examiner ses actions plutôt qu’imiter les autres, mémoriser des principes que l’on s’approprie… Ils comportent les soins du corps, afin d’être délivré de la douleur (mais sans tomber dans la performance physique), des régimes de santé, une satisfaction mesurée ou tempérée des besoins, des méditations, lectures, notes à prendre, conversations, entretiens avec des confidents… Ces exercices correspondent à des pratiques sociales. S’ils sont individuels, ils peuvent s’accomplir en commun, dans des groupes… Ainsi, on reçoit l’aide des autres, de la même manière qu’on peut prendre soin du souci que les autres doivent avoir de soi.
Le but ? Donner à son existence la forme la plus belle et la mieux achevée, la forme d’une œuvre d’art. Foucault écrit : « On peut caractériser brièvement cette culture de soi par le fait que l’art de l’existence s’y trouve dominé par le principe qu’il faut “prendre soin de soi-même” ; c’est le principe du souci de soi qui en fonde la nécessité, en commande le développement et en organise la pratique. » Chacun doit devenir son propre veilleur, car « une vie sans examen ne mérite pas d’être vécue » (ce qui nous renvoie à nouveau à Socrate).
Ceci rappelle qu’il n’existe pas de règle (culturelle) sans une « vie » autour des règles : appropriation, résistance, trajectoire, transformation… Et qu’au lieu de s’intéresser aux règles du seul point de vue de leur normativité ou de leur relation au pouvoir, à la manière policière, il importe aussi de savoir comment les individus s’y constituent, ou y résistent, ou s’inventent d’autres règles en marge de la règle dominante.
Le thème de la culture de soi doit conduire à donner à chacun les moyens de se construire comme sujet de la culture dans sa culture d’abord, puis d’inventer de la culture. Il implique un certain type de rapport à soi, dans lequel chacun reconnaisse que nous sommes éducables, formables mais pas formatables.
L’usage des plaisirs, Gallimard, Paris,1984, p. 13.
Dits et Écrits, Gallimard, Paris, 2001, p. 989.