Soigner l’écoute, créer de nouveaux récits
Entretiens croisés de Valérie Cordy et Gilles LedureRéalisés par Maryline le Corre et Hélène Hiessler, chargées de projets de Culture & Démocratie,en collaboration avec Pierre Hemptinne, directeur de la médiation culturelle à PointCulture, administrateur de Culture & Démocratie.
Les institutions culturelles ont un rôle important à jouer par rapport à la nécessité de prendre soin dans la société, de prendre soin de la société. Comment se pensent-elles en « unités de soin » ? Comment se positionnent-elles face aux enjeux sociétaux et politiques actuels ? Que proposent-elles en termes de programmation et dans quel sens ? Nous avons rencontré Gilles Ledure, directeur général de Flagey, maison culturelle bruxelloise vouée à la musique et à l’image, sise dans un ancien bâtiment de radio et de télédiffusion nationale et Valérie Cordy, directrice de La Fabrique de Théâtre, outil opérationnel de création et d’accueil d’artistes en résidence du service des arts de la scène de la province de Hainaut, situé à Frameries. Nous avons compilé ici leurs deux approches : différentes, contrastées, complémentaires.
L’art a-t-il selon vous un rôle thérapeutique ? Y a-t-il aujourd’hui un besoin de soin qui passerait par un nouvel engagement, spirituel ou autre ?
Gilles Ledure : Flagey est un espace particulier où les gens ont visiblement envie d’être ensemble et où le public quels que soient son origine sociale ou son degré de connaissance du répertoire, vient parce qu’il a envie de vivre un moment en commun autour d’une œuvre artistique. Nous ne sommes pas un palais de la culture, un endroit de prestige au sens sociologique du terme. Il ne faut pas venir à Flagey pour être vu. C’est une maison qui a été construite d’abord autour d’une technologie, pour produire un son de la meilleure qualité possible pour pouvoir ensuite être mis en ondes. Il y a ici une sorte d’alchimie du son que l’on peut partiellement expliquer par les lois de l’acoustique et en même temps, il y a comme un mystère du son, un « je ne sais quoi » qui fait que le son est beau, que les silences sont de vrais silences et que les gens ont envie de rentrer dans une concentration qu’on peut lire comme étant une communion avec l’artiste sur scène. L’architecture du bâtiment, ses dimensions humaines, les plafonds assez bas, les nombreuses baies vitrées participent également de cela. C’est un bâtiment qui est pur dans ce qu’il représente et en même temps qui est très connecté au monde.
Au XXe siècle, il y a eu un grand cataclysme dans le langage musical qui a notamment entraîné le fait que la musique n’avait plus de fonction, devenait une pièce en soi, une invention intellectuelle qui devait faire fi de toute subjectivité et donc aussi de toute religiosité. Je crois que c’est quelque chose qui est intenable. Aujourd’hui les gens sont à la recherche de rituel, de sens, et la musique peut être un nouvel outil pour les amener vers cela.
D’autre part, entre les deux séries d’attentats en 2015-2016 – ceux de Paris et ceux de Bruxelles –, nous avons organisé à Flagey un colloque intitulé « La religion dans la Cité », où nous avons questionné ce que veut dire vivre la religion dans la Cité, au sens grec du terme, – la Polis, cet espace où des gens décident de vivre ensemble. C’est très cynique de dire cela mais « les attentats aidant », la question n’en est devenue que plus importante puisque ce week-end là nous avons accueilli 7000 personnes là où nous pensions en voir 300.
Je ne crois pas que tout engagement doit être politique ou philosophique. L’engagement de Flagey doit être celui de donner aux gens qui se sentent bien dans cette maison et donc prédisposés à écouter, des outils pour affûter cette écoute, des outils de répertoire, d’interprétation, de représentation. En musique, l’avantage c’est que la parole est secondaire, elle n’est pas seule présente dans l’acte musical, elle fait partie d’un ensemble d’énoncés. Ce son et la façon dont il vous parle, ou pas, fait partie de quelque chose de mystérieux et là commence le spirituel.
Valérie Cordy : Je suis directrice de La Fabrique de théâtre depuis 5 ans. Avant cela, j’ai une carrière artistique longue d’une vingtaine d’années. Dans les années 2000, j’ai commencé à être appelée en tant qu’artiste pour faire de la « cohésion sociale ». Les institutions nous demandaient de développer des projets avec les voisins, de créer du lien social, comme s’il y avait un délitement de celui-ci et que la culture et l’art devaient le prendre en charge. J’ai développé ce type de projets mais en me disant que c’était à l’État d’assumer ce rôle. Mettre ça sur le dos des artistes leur enlevait la possibilité d’être seuls et même la possibilité de penser car ils étaient toujours dans l’action. J’étais mal à l’aise par rapport à cela, aussi parce que je n’étais absolument pas formée à ce type de rencontre, obligatoire. C’est la raison pour laquelle, à la Fabrique de Théâtre, on est radical : les artistes en résidence ne doivent rien en contrepartie, on ne leur demande pas de prendre soin du territoire. Ils peuvent tout à fait s’enfermer dans une salle et créer leurs objets artistiques. Je pense que l’art est profondément thérapeutique mais je préfère laisser le choix aux artistes et ne pas bousculer ou obliger ces rencontres. Jean Florence, dans son ouvrage Art et thérapie. Liaisons dangereuses ?, questionne notamment cela : l’artiste est-il obligé de prendre soin ? L’art doit-il être au service de la thérapie, du prendre soin ? C’est une question qui pour moi reste ouverte.
Quant à ce qu’il faudrait soigner aujourd’hui, Roland Gori l’aborde dans son ouvrage La fabrique des imposteurs. Il parle notamment de Walter Benjamin qui, à la suite de Paul Valéry, insiste sur la dimension artisanale du récit, qui serait banni par les dispositifs d’évaluation. Il faudrait donc soigner la narration, l’épique – notre capacité à nous projeter dans des histoires plus grandes que le quotidien. C’est cela qui nous manquerait fondamentalement aujourd’hui.
Le vocabulaire nous construit. Par exemple, notre greffier provincial est devenu un « directeur général ». C’est un glissement sémantique comme il y en a beaucoup mais qui est révélateur d’une immixtion terrible de la culture d’entreprise dans les services publics et qui finalement nous dessèche de l’intérieur de toute narration potentielle, dans le sens où il n’y a plus de transmission entre les personnes de leurs expériences de terrain, spirituelles, pratiques… Hanna Arendt disait que la vie humaine n’a plus que le travail pour s’exprimer et le loisir pour s’occuper. Et entre les deux, toute cette dimension spirituelle ou de pensée aurait complétement disparue. Je pense que l’artiste pourrait être la cheville ouvrière de cette résistance à la question du travail et de l’occupationnel, celui qui pourrait dire : « On peut encore penser, on peut encore vivre, on n’est pas là que pour survivre. »
Quelles formes de « soin » sont à attendre de l’art ? Y a-t-il des esthétiques plus à même de « prendre soin » – la musique à Flagey, le théâtre à la Fabrique ?
G.L. : Ce qui peut être un « soin » pour les uns, ne l’est pas forcément pour les autres. Il y a des gens qui se sentiront mieux en écoutant Roland de Lassus et des gens qui se sentiront mieux en écoutant Schoenberg. Ce qui est fantastique en musique c’est qu’il n’y a pas de programme. La musique avec un programme, qui énonce quelque chose très clairement, par exemple un chant nationaliste, c’est daté, c’est ancré dans quelque chose de concret et donc c’est très vite dépassé. Je crois que la manière dont la musique peut prendre soin de l’autre est une chose hautement individuelle, par contre il me semble qu’elle a le pouvoir d’amener les gens à la réflexion par des sujets abstraits ou par le sentiment. La parole et le texte ne mobilisent pas le même hémisphère du cerveau que la musique. Les deux ont besoin l’un de l’autre pour pouvoir créer une autre dimension. Je crois que le rôle de Flagey est justement de veiller qu’entre les deux dimensions, il y ait un équilibre ou que les deux se stimulent.
V.C. : Depuis l’antiquité, le théâtre est là pour soigner. Les Athéniens avaient le devoir d’aller au théâtre et de payer des impôts. On continue aujourd’hui à payer des impôts mais on ne doit plus aller au théâtre pour être de bons citoyens ; c’est-à-dire connaître les limites, ne pas tomber dans la démesure – l’hybris. À l’époque athénienne, à côté de l’architecture théâtrale, il y avait l’hôpital. L’espace de soin du corps et celui de l’esprit était liés.
On se soigne en faisant du théâtre et on devrait se soigner en voyant du théâtre, mais les formes contemporaines ne sont pas forcément toutes soignantes. Pour moi le théâtre post-dramatique où la narration est disloquée, par exemple celui de Jan Fabre, m’apparaît plutôt comme un déballage des passions humaines qui n’est pas cathartique au sens aristotélicien du terme. Dans ce genre de spectacle, j’ai l’impression de voir une avalanche de signes et d’horreurs qui ne me permet pas de prendre à bras-le-corps des problématiques que je pourrais rencontrer dans mon quotidien ou même de manière spirituelle. Georges Banu parle du théâtre occidental comme étant une entreprise de destruction. Ce n’est pas un mal en soi mais ce n’est pas soignant.
Cependant, il y a aussi des formes contemporaines qui prennent soin – par exemple Frédérique Lecomte et sa compagnie Théâtre et Réconciliation. Elle a notamment travaillé dans des zones de guerre en Afrique où elle a réussi à regrouper des bourreaux et des victimes dans un même espace théâtral pour qu’ils y disent leur vérité. Elle part toujours du récit fondamental de la personne. À partir de là et de la confrontation – pas forcément réelle – avec les autres histoires, le spectateur a l’opportunité de penser de manière plurielle. Il y a là une réelle catharsis qui se met en place. Elle met aussi en scène des pièces en Belgique et vient notamment de terminer À vos scalps, un spectacle sur l’identité, l’immigration et les problématiques liées aux migrations actuelles. Ici encore, à partir de récits singuliers, elle développe un récit universel.
Je voudrais aussi parler d’un atelier de théâtre-cinéma que nous proposons ici, développé par Julien Stiegler à l’attention des personnes fragilisées. Le dispositif proposé comprend une scène à fond bleu et une autre petite scène avec des décors faits de bouts de ficelles. En captant ces petits décors, on peut, en temps réel, y incruster les personnes qui sont sur le fond bleu. Julien Stiegler a complexifié ce dispositif très simple en permettant aux personnes de se démultiplier. C’est-à-dire mettre en place des boucles vidéo qui permettent aux personnages qui construisent une narration à partir de leurs rêves, de se démultiplier et donc de dialoguer avec eux-mêmes. Nous avons craint au début, puisque les participants sont presqu’exclusivement des personnes fragilisées, qu’il y ait des phénomènes de dislocation. Mais les gens arrivent à s’exprimer tout en restant à distance de ce qu’ils construisent. Nous souhaitons pour cet atelier aller vers une plus grande mixité de public. C’est pourquoi nous avons pris contact avec l’I.L.A. (Initiative locale d’accueil) de Frameries, qui accueille des migrants et cherche à les insérer. L’idée est de permettre à ces personnes de venir s’exprimer à partir de leur propre histoire dans ce dispositif extrêmement libre. Julien Stiegler a une vision réellement transculturelle du soin. C’est-à-dire soigner les liens plutôt que les personnes ; les liens entre les personnes fragilisées, les migrants et à terme un troisième public que serait les habitants.
À la Fabrique on aime aussi beaucoup Emmanuel Bayon alias Manu tension. C’est un plasticien itinérant qui soigne les villes qu’il traverse. On voit apparaître ses pansements urbains un peu partout. C’est très beau.
Gilles Ledure, est-ce que la manière de penser l’art comme carrefour vers de nouveaux engagements spirituels ne réactive pas trop « l’art comme religion » ? Est-ce la meilleure voie pour « penser par soi-même » ?
Je n’ai pas dit cela mais je crois que c’est une voie. Il y a aujourd’hui une peur du mot « religion ». C’est très bizarre, l’être humain vit la religion depuis des siècles, voire depuis des milliers d’années et aujourd’hui on l’associe à quelque chose d’extrêmement négatif, notamment parce qu’on a vécu des attentats. Mais c’est le lot de toute entreprise humaine. Pour chaque religion qui s’est battue, je vous trouve trois partis politiques qui se sont battus. Pour chaque système autoritaire qui a profité des gens, je vous donne des exemples de démocraties où des gens souffrent. L’entreprise humaine est imparfaite par définition. Mais je crois que l’on devrait être plus décomplexés par les choses de l’esprit et par ce qui nous dépasse. On a besoin de mystère, on a besoin d’une vie intérieure qui nous permette de poser des questions. Pourquoi ne pas oser dire qu’il y a peut-être des choses impalpables et incompréhensibles. On n’a pas de réponse pour tout. Avoir besoin d’un acte où quelque chose d’indéfinissable nous met en paix avec ce que nous ne savons pas, je trouve ça plutôt sympa.
Je crois que la musique, par contre, exprime des choses qui sont définies différemment par chacun. C’est un art extrêmement libre. Je ne connais pas deux personnes qui vont vivre ou interpréter de la même façon ce qu’ils ont entendu. Mais si le message est fort et bien défendu, il y a beaucoup de chances pour que tout le monde soit enthousiasmé.
Les esthétiques « complexes » sont présentées comme s’étant coupées du public. Le « complexe » est invoqué à tous niveaux de la société, souvent pour justifier une mise entre parenthèses de la démocratie. Ne faut-il pas « éduquer » à la complexité ? Habituer au « complexe » via des expériences esthétiques appropriées ?
V.C. : C’est une question très compliquée. On nous oppose toujours la question du grand public, de l’accessibilité, et du coup de la « bêtise » des gens. Moi je suis toujours étonnée de leur intelligence – quel que soit leur type d’intelligence –, et même s’ils passent leurs journées devant la télé. Les gens sont loin d’être bêtes : ils sont apathiques, ils dorment. Yves Citton parle de « zombification ». Face aux médias, on est complétement immobiles et on se sent impuissants, c’est comme si on nous avait retiré la capacité de faire. Je crois que dans l’art il y a encore cette capacité de faire, que ce soit dans le développement d’une narration ou dans le fait d’être sur un plateau. C’est extrêmement important aujourd’hui de se remettre à faire des choses qui soient belles, simplement dans le sens de plaisantes à regarder.
Saint Jean de La Croix disait : « Pour aller où tu ne sais pas, tu dois aller par où tu ne sais pas. » C’est une phrase qui me hante depuis des années. L’art nous permet cela, d’accéder à cette complexité de l’inconnu.
G.L. : Oui, évidemment. Si l’on veut sortir de la société populiste dans laquelle on est aujourd’hui et qui prend beaucoup de formes : la tyrannie du populisme des choses mal énoncées, du populisme de facilité – « il n’y a qu’à » –, et la tyrannie du politiquement correct qui est rarement basée sur une approche nuancée des choses. Je crois que tout est très complexe et que si l’on veut sortir des raisonnements simplistes, il n’y a qu’une voie c’est initier dès la plus petite enfance à la complexité.
C’est quoi la complexité ? C’est dire que tout ce que vous énoncez ne se présente pas sous une seule facette ; rien ne se laisse figer, ne se laisse définir sous un seul angle d’attaque quel qu’il soit, que ce soient les sentiments, les grandes thématiques de la vie, le politique, le vivre ensemble. Les sociétés qui disent que la complexité n’existe pas, qu’on peut l’éviter, sont des sociétés absolutistes qui par définition ne peuvent pas être démocratiques. Parce que toute prise de position entraîne une question qui entraîne une réponse, qui entraîne une autre question. Et ce jeu est complexe. Je crois que la richesse de la musique est le fait que chaque génération de musiciens regarde autrement l’énoncé qu’elle reçoit et pose d’autres questions. Donc la musique est une forme artistique qui nous entraîne à la pensée complexe. Je crois que l’entraînement au savoir et à la méthodologie de la pensée doit être quelque chose de fondamental dans la trajectoire de tout un chacun. L’exercice à la complexité abouti, c’est ça la sagesse. Et des sages vous en rencontrez partout, dans tous les milieux, dans toutes les catégories de population, dans le monde entier.
Dans Médiarchies ,Yves Citton attire l’attention sur le fait que, selon lui, ce qu’il faut soigner est notre capacité à penser autrement, à surprendre, accepter la surprise, se confronter à des expériences esthétiques qui déroutent les catégories toutes faites. L’expérimentation a-t-elle une place dans vos pratiques ?
V.C. : Aujourd’hui le numérique fait naître de nouvelles narrations, de nouveaux dispositifs, de nouvelles manières de parler du monde, d’en rendre compte. Il me semble important de critiquer ces outils, de les intégrer et d’en faire du théâtre, de la représentation.
Ici, on travaille notamment sur les effets du numérique via un dispositif d’expérimentations qui s’appelle APREM où l’on confronte différents points de vue – de sociologues, philosophes, journalistes et artistes – sur une question liée au numérique : les big data, l’anthropocène, les résistances numériques… Dans un réel espace démocratique, on confronte ces points de vue pour faire advenir des questions, critiquer en profondeur ces outils. À partir de ce dispositif de confrontation, émergent des propositions artistiques.
Je donne aussi cours de numérique à la Cambre. C’est une sorte de première initiation aux outils numériques où l’on appréhende l’environnement numérique : qu’est-ce que c’est ? Quel effet a-t-il sur nous ? Comment en tant qu’artiste je me positionne face à toutes ces nouvelles technologies ? Comment est-ce que je peux prendre le pouvoir sur la machine ? Par exemple on donne un cours d’algorithmique – qu’est-ce qu’un algorithme ? Comment on le construit ? – mais sans ordinateur. On apprend à penser cet outil algorithme par soi-même. On va directement derrière ce que cache aujourd’hui l’interface. En dix heures de cours les élèves sont capables de comprendre comment fonctionne une machine, c’est-à-dire la chose fondamentale.
Je suis très « jacotienne » (de Joseph Jacotot) : je suis persuadée d’être plus ignorante que mes étudiants sur la question du numérique. L’objectif est de leur permettre de développer leurs connaissances ou à partir de ma propre ignorance ou de leur propre ignorance, un savoir qui serait fondamental pour qu’ils puissent eux-mêmes transmettre le numérique autrement, comme un outil qui ne serait pas donné mais sur lequel il faudrait reprendre le pouvoir.
G.L. : Mes voyages dans les pays du Nord m’ont fait me rendre compte qu’il y avait là-bas une vie musicale bien plus intéressante que chez nous. J’y ai vu un triangle entre l’être humain, l’environnement dans lequel il vit – généralement écologiquement intéressant : de grandes superficies, du vide, des pays peu peuplés – et une envie de créer et de s’exprimer. Ces trois choses se rejoignent très naturellement et à partir de là toute recherche est possible.
Ce sont par exemple des cultures où les gens peuvent être parfaitement silencieux autour d’une table. On a fait le test ici en accueillant Silence Meal, une installation de l’artiste plasticienne finlandaise Nina Backman. Les gens dînent ensemble mais ils doivent le faire en silence. C’est incroyable de voir comment notre société occidentale est très fortement influencée par l’art de la table français, l’art de la conversation, l’étiquette sociologique que nous portons et que nous véhiculons depuis des siècles et comment cela met très mal à l’aise les gens de ne rien dire. Il y a une résistance au silence qui se développe. Les participants commencent à s’énerver, à faire n’importe quoi pour se faire remarquer, à s’ennuyer, à s’opposer à la plasticienne qui, elle, est en tête de table et dirige les travaux. C’est elle qui fait signe quand un nouveau plat est servi, elle veille à ce que tous les actes posés autour de la table – que ce soit un verre déposé ou un garçon remplissant un verre d’eau – le soient fait selon un rituel et donc aient une sonorité particulière. Au début les gens ne s’en rendent pas compte, puis ils laissent tomber la résistance. Celle-ci est remplacée par une ouverture d’esprit qui permet d’écouter et de vivre autrement l’événement. À la fin, il y a un réel bonheur d’être dans le silence, d’être ce qu’on est et d’être ensemble.
Pour nous c’était un laboratoire fantastique. Voir que cette notion de silence sur laquelle nous travaillons tous les jours dans les studios – insonorisés – est tellement importante pour mettre l’auditeur dans une capacité d’écoute et de partage, que le silence permet aux gens d’abandonner tout le bagage qu’ils portent. C’est un phénomène reconnu depuis très longtemps par les mystiques, par les ordres religieux qui, dans les abbayes, imposent le silence. La règle du silence est quelque chose de très important et toute forme de musique digne de ce nom doit partir de ce principe-là.
Valérie Cordy, l’art peut-il selon vous aider à faire face aux enjeux actuels : migrations, changement climatique, transition écologique, capitalocène… ?
À la Fabrique, en plus de l’accueil d’artistes en résidence, il y a une école de régie. Le fait d’avoir des artistes et des étudiants dans un même lieu crée un lien extrêmement fort. Pour moi l’école a vraiment la capacité de soigner. Je pense que l’art et notamment le théâtre sont un bon moyen de faire comprendre aux étudiants la chance que nous avons de pouvoir nous extraire du battage médiatique constant et de pouvoir nous concentrer. Bernard Stiegler dit que l’école a cette capacité de capter l’attention et donc d’extraire l’apprenant du marketing, de la société de services et des médias qui sont les trois pôles qui détruisent justement cette attention. C’est un combat, une bataille réelle. Il faudrait, comme le disait Yves Citton, légiférer pour éviter de se retrouver avec des médias qui nous conditionnent pour être nous-mêmes les maîtres de ces médias. C’est ce qui nous sortirait de la sidération, finalement – d’être dans le faire.
À partir du moment où l’on détruit l’attention qu’est-ce que l’on détruit ? Quelles sont les répercussions de la destruction de cette petite chose en nous ? Pour moi ce sont les problèmes liés à l’anthropocène* et à la disparition de la biodiversité. Il y a une urgence incroyable et on ne fait rien, on attend la catastrophe. C’est l’apathie dont je parlais : on est complétement déresponsabilisés, infantilisés. On n’est plus capables d’agir. C’est ça qu’il faut soigner et c’est urgent. Une institution culturelle, elle fait ce qu’elle peut mais cela prend du temps et le temps on ne l’a pas.
Lire l’entretien avec Carine Dechaux, animatrice et directrice du Centre culturel des Roches, « Prendre soin de la mémoire ».