Francesco Masci est un philosophe italien né en 1967, vivant entre Paris et Berlin. Il a écrit trois livres – Superstitions, Entertainment ! et L’ordre règne à Berlin – dans lesquels il remet radicalement en question la croyance selon laquelle « la culture » est le champ naturel de l’émancipation. Il ne s’agit pas pour Masci d’identifier une manière dominante et majoritaire de penser ou de pratiquer la culture qui l’empêcherait de jouer son véritable rôle libérateur. La culture en soi – machine à images, fictions et événements – est une promesse qui s’enfle de ses propres échecs. Nous l’avons rencontré, troublés par cette vision qui bouleverse nos évidences et curieux de mieux la comprendre.
Propos recueillis par Baptiste De Reymaeker, coordinateur de Culture & Démocratie.
Thomas Hahn, journaliste, a également participé à cet échange.
Où l’homme dont jamais
l’espérance n’est lasse
Pour trouver le repos
court toujours comme un fou.
« Le Voyage », Charles Baudelaire
Après avoir lu vos livres, je dirais que selon vous, la culture, c’est ce qui oblige à l’acceptation du monde tel qu’il est, tout en alimentant l’attente d’un salut qui est sans cesse ajourné et qui, en fait, ne viendra jamais. La culture déçoit et c’est comme ça qu’elle domine.
Dans cette définition j’enlèverais les sous-entendus critiques et moralistes. J’ajouterais aussi que la culture est le pendant fictif inséparable de la technique. Je préciserais que ce binôme culture/technique naît avec la Modernité et que cette temporalité de la promesse toujours déçue est propre à la Modernité. Je finirais enfin en disant quelques mots sur l’apparition de l’individu, qui est en quelque sorte une production culturelle en ce sens que l’individu est une fiction.
Je voudrais tout d’abord être clair sur le fait que la culture ce n’est pas forcément des institutions, ni forcément des écrits, des livres, des tableaux. C’est beaucoup plus. La culture est une machine à produire des événements, des fictions, des images. L’art c’est juste un instrument de la culture parmi d’autres, surtout actuellement, alors que les images marchent avec leurs propres jambes, que pour être produites, elles n’ont plus besoin des artistes, des créateurs. Ces derniers sont, comme les institutions, un peu vétustes. Ils servent juste à mettre de l’emphase dans le travail de persuasion que la culture fournit pour faire croire aux changements et révolutions qu’elle promet. La machine culture que je décris, pour fonctionner, n’a plus trop besoin, aujourd’hui, des artistes ou de tout autre type d’acteurs.
Dans votre premier livre pourtant, il est beaucoup question d’art contemporain.
Dans Superstitions, je prenais l’exemple de l’art contemporain, qui avait tendance à être partout et avait cette attitude de vouloir masquer l’échec de la culture (qui est ontologique) par des justifications extérieures. Comme s’il y avait des forces exorbitantes qui empêchaient les promesses de la culture de se réaliser. Si celles-ci ne se réalisent pas, ce serait à cause de forces méchantes, souvent identifiées au capital, ou à la technique, etc. – en gros, à l’économie. Or, pour comprendre cet échec de la culture, il faut, selon moi, développer une autre approche, lire les choses différemment, essayer d’être plus neutre.
Dans Entertainment !, j’écris que les images commencent, grâce à la technique, à être partout. Ces images sont des événements. Elles sont chargées de promesses et de morale. Elles substituent à la temporalité neutre de la technique une temporalité de l’attente et de la déception – temporalité de la fiction : une promesse exorbitante et une déception proportionnelle qui pourtant continue d’alimenter cette promesse.
Cette temporalité est née sur les ruines de la Révolution française, sur l’échec du politique qui n’a jamais vraiment été une force active dans la Modernité (qui est pourtant née sous le signe du politique). La culture prend en quelque sorte la place du politique. Elle neutralise les désirs de changement en les confinant dans l’ordre de la fiction.
Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par subjectivité fictive ?
L’individu naît avec la Modernité. Mais il n’a jamais pris corps, il n’a jamais trouvé à vivre la liberté qu’on lui avait promis à sa naissance. L’individu, c’est quelque chose d’inédit. Un être humain dégagé de toute relation hiérarchique, de tout lien traditionnel à qui sont promises une liberté et une souveraineté absolues. Mais en même temps que se produit la naissance de l’individu, la société devient de plus en plus complexe et a tendance, par la technique notamment, à empiéter sur la liberté de ce même individu. Donc, ce dernier, qui se conçoit sur cette promesse de liberté, ne s’est jamais incarné.
La technique et la société fonctionnaliste font obstacle au fait que l’individu se réalise comme entité intègre, libre et souveraine. Entre en jeu ce que j’appelle la « culture absolue », qui permet à l’individu de retrouver son intégrité et sa liberté (que la technique lui dénie) mais comme fictions, du moment qu’il les retrouve par les images. La promesse sans cesse renouvelée et entretenue par la culture absolue n’est cependant pas forcément mauvaise pour la société. Au contraire. La culture devient une force d’organisation. Tout ce qui pourrait être conflit politique est retraduit en conflits imaginaires, conflits qui ont comme point de fuite cette sorte de promesse exorbitante de liberté absolue. L’irruption enfin de l’individu, devenu subjectivité fictive, dans une réalité révolutionnée.
Je ne fais pas de critique. Je ne dis pas qu’il y a des individus plus fictifs que d’autres, que notre devoir est d’échapper à la fiction. Nous tous sommes obligés, en société, de nous habiller momentanément d’images ou de fictions qui ne nous appartiennent pas pour composer les uns avec les autres. D’un côté, dans notre vie quotidienne (le bios), nous sommes pris en main et disséqués par la technique et la société fonctionnaliste. (Si, par exemple, on veut voyager, si on veut s’orienter en ville, on est obligés de faire appel à tout un tas de techniques qui nous échappent.) D’un autre côté nous sommes nourris de cette illusion d’être libres, entiers, critiques, etc., mais au fond cette liberté n’impacte jamais ce dispositif complexe et très tenace qu’est le dispositif techno/scientifique.
Ce n’est pas vraiment la culture qui domine, c’est le monde technique qui domine par la culture ?
Chacun fait son boulot. La culture se charge de déminer chaque fois les conflits, tout en faisant semblant de les enfler, c’est ça qui est très intéressant.
Il y a une sorte de morale qui est complètement détachée du bios, de la vie, de la société et qui est du côté du fictif. Tout le monde, grâce à la culture absolue et à sa production imaginaire, peut devenir critique, faire des critiques, mais ne rien changer à sa vie ou à la société. On peut dire qu’on vit dans une société où l’intervention constante de la force, ou ce que j’appelle la domination, n’est pas nécessaire (elle est limitée à des cas extrêmes d’exception).
Vous dites que la domination aujourd’hui, c’est le retrait de la domination ?
Exactement. La domination se donne le luxe d’intervenir juste au moment où, j’insiste, elle est vraiment mise en question. Mais grâce à ce que j’appelle la culture absolue, ces moments sont assez rares, assez espacés. Il y a encore des moments de crispation, quelques moments de conflictualité, mais ils sont souvent assez gérables par la production de fictions. Quand celle-ci ne fonctionne pas, alors la domination peut intervenir avec la force.
Le retrait de la domination, qui est encore un projet de domination, c’est la culture. On pourrait dire ça aussi ?
Écrire un livre c’est une chose, placer une bombe c’est autre chose. Quand on place une bombe on sort du fictif et la domination se donne les moyens d’intervenir. Mais tant qu’on écrit des livres, tant qu’on produit des œuvres subversives ou qu’on écrit de la critique, on ne met pas en danger le pouvoir.
Vous citez Goethe : « Tout va bien, ceci n’est qu’en pensée. » En fait, la critique ne peut pas aller au-delà de la formulation ?
Évidemment, la fiction ne peut produire, presque génétiquement, que de la fiction. Donc elle reste dans un cadre discursif. Les librairies sont pleines de livres d’indignation, de critiques, etc. Les musées sont remplis d’œuvres d’art de gens qui sont indignés contre la société.
« Une résistance toujours artificiellement entretenue », c’est ça la critique ?
Oui. Je ne veux toutefois pas paraître donneur de leçons. J’essaie de sortir d’une posture critique pour essayer d’avoir une autre lecture. J’écris des livres et je suis évidemment dans le système fictif (qu’il ne faut pourtant pas confondre avec un système de production strictement culturelle) mais autant que possible, j’essaie de me retourner et de voir ce qui se passe dedans plutôt qu’encore une fois regarder dehors et dire « il y a encore ces forces-là qu’il faut dépasser », « ces forces-là, il faut les combattre comme cela », etc.
En ce qui concerne la critique de la société du spectacle de Guy Debord, par exemple : si on est dans un régime spectaculaire total, selon moi ce n’est pas parce que le capital l’a voulu comme il l’affirme, mais parce que c’est une sorte de destinée Moderne d’être dans ce régime-là. Le capital a profité de ce système-là mais il ne l’a pas créé. Si on établit des relations hiérarchiques entre l’économie capitaliste et ce système fictif, c’est perdu d’avance.
En fait, l’unique chose qui m’énerve fondamentalement, c’est le fait de rajouter à la posture critique une posture morale, une supériorité morale. Le monde de la culture serait de facto du côté du bien.
Culture & Démocratie travaille principalement à mettre en lumière, interroger la pratique d’artistes, d’enseignants, de travailleurs sociaux, etc. qui vont agir par l’art sur ce qu’on appelle les territoires de la difficulté : prisons, hôpitaux, structures d’aide sociale… Penser que travailler l’art avec les personnes habitant ces territoires – des détenus, des malades mentaux, etc. – peut les libérer relève-t-il d’une forme de superstition ? Les artistes qui œuvrent quotidiennement sur ces territoires sont-ils superstitieux ? Sont-ils dans la fiction ?
L’art peut être un instrument comme un autre, très utile, pour socialiser. Ça dépend toujours de la dimension morale qu’on lui donne. Si on pense qu’en faisant ça on acquiert une position de surplomb moral par rapport à n’importe quel autre métier, et qu’en plus on pense que c’est la voie pour changer le monde, je pense que oui, on est en pleine superstition.
Si on mobilise l’art comme un instrument qui peut s’avérer efficace au même titre que d’autres (le sport par exemple) : pourquoi pas ? C’est important que des prisonniers ou des malades psychiatriques puissent connaître comme tout un chacun les plaisirs d’une relation à un objet abstrait. Ce qui m’interroge, c’est qu’on accentue souvent le fait que l’art serait l’instrument pour faire sauter les verrous de la société. Ça, je ne le crois pas. Mais ce serait complètement stupide de penser que des malades psychiatriques ou des détenus n’auraient pas droit aux plaisirs, aux sollicitations esthétiques, différentes et variées.
Vous parlez très peu de démocratie, mais vous mentionnez tout de même la « promesse démocratique de la culture ». Qu’entendez-vous par là ?
La culture donne l’illusion à chacun d’être un individu séparé des autres tout en le faisant se sentir faire partie d’un monde commun. D’un côté il est singularisé, de l’autre universalisé. La culture fait ça très bien : c’est ça la promesse démocratique de la culture. C’est justement quelque chose qui ne tient pas au politique. C’est une démocratie du commun : ces images appartiennent à tout le monde et investissent tout le monde mais le sujet reste secondaire par rapport à ce processus de socialisation, dans une position entièrement passive !
La subjectivité fictive est un produit secondaire des images : elle s’incarne en cristallisant momentanément une sorte de grumeau d’images. Ces images-là appartiennent à tout le monde. Mais la subjectivité fictive a besoin de se distinguer pour exister dans l’espace public. Distinction constante, qui n’est pas un conflit. Dans cette démocratie totalisante et singularisante de la culture, il y a des petites guéguerres. Il y a toujours l’envie ou le besoin de se distinguer des autres, sinon on n’existe plus, mais l’autre n’est jamais l’ennemi, n’est jamais politique.
Comment, ou quand sortir de ce « système-culture » ? Est-ce que c’est encore possible ? Comment nommeriez-vous ce moment ? Ce serait une irruption ou un retour du politique ? Vous parlez aussi d’une « capacité à laisser agir la grâce »…
L’événement ne peut pas sortir de l’événement… Il pourrait y avoir des bouleversements techniques qui mèneraient à une fusion totale de l’image (de la culture) avec la technique. Évidemment, ça ne va pas dans le sens d’une sortie « libératrice », mais une telle fusion réactiverait toute une série de questions, remettrait en question l’ordre établi des choses. J’ai cru un temps qu’il y avait un espace préservé, qui était l’espace de l’intime, toujours considéré un peu « petit bourgeois », qui n’avait pas encore forcément été colonisé par les images, la fiction, la culture.
Je me rends compte que ça c’est fini. Quand je vois qu’il y a des gens qui s’exposent 24h sur 24, 7 jours sur 7 sur les réseaux sociaux et se mettent en scène, je me dis que même l’intime a été complètement colonisé.
J’entends bien qu’il y a peu de possibilités selon vous de sortir de la culture absolue. Didi-Huberman, dans La survivance des lucioles, parle du constat de la « disparition des lucioles » que fait Pasolini. Les lucioles c’est justement cette capacité de résistance réelle au système. Didi-Huberman se demande s’il n’y a vraiment plus de lucioles ou si c’est Pasolini qui ne les voit plus. Je trouve que c’est une belle question et je me demandais aussi si on n’en était pas là. Peut-être qu’il existe encore des choses qui échappent à tout ça, mais qu’on ne sait plus où elles se trouvent ?
Oui, d’accord, mais à quel niveau ces choses existent-elles ? Si la question est de savoir si elles existent à un niveau tout personnel : bien sûr que oui. On ne vit pas dans une sorte de 1984. C’est ça la complexité de la Modernité. Encore une fois, je ne veux pas présenter un cadre trop sombre, mais juste essayer de complexifier les choses. On peut parfois être débarrassé du fictif et de la technique. Mais est-ce que ça sert et suffit à faire société, à avoir un impact général ? Moi, je suis un peu plus pessimiste que vous. Est-ce que ça sert au niveau de la promesse d’émancipation faite à l’individu à l’aube de la Modernité, de son organisation ? Cette promesse n’était-elle d’ailleurs pas une sorte de piège ? Est-ce que ça donne envie de faire quelque chose au-delà de l’extase ?