Utopie du logiciel libre. Du bricolage informatique à la réinvention sociale, Sébastien Broca
Hélène Hiessler
Sébastien Broca est sociologue au Centre d’études des techniques, des connaissances et des pratiques de la Sorbonne.Dans Utopie du logiciel libre : du bricolage informatique à la réinvention sociale, il s’emploie à montrer comment le Libre « s’est progressivement étendu hors du domaine informatique et a ainsi acquis une vraie portée utopique ».
UTOPIE DU LOGICIEL LIBRE DU BRICOLAGE INFORMATIQUE À LA RÉINVENTION SOCIALE, Sébastien Broca, Le passager clandestin, Paris, 2013, 286 pages
Présentation
Dans une première partie, Sébastien Broca retrace l’histoire du mouvement du logiciel libre depuis son émergence dans les années 1980 sous l’impulsion de Richard Stallman, en s’arrêtant sur quelques étapes marquantes, notamment l’opposition, à la fin des années 1990, de deux conceptions distinctes à l’intérieur du mouvement, entre partisans du free software (logiciel libre) et de l’open source (code source ouvert). L’auteur décrit ensuite de manière détaillée le fonctionnement et l’organisation du travail de trois projets collaboratifs – Linux, Debian et Wikipedia – représentatifs du mouvement.
Dans une deuxième partie, Sébastien Broca propose une analyse critique de ce qu’il appelle « l’ethos du Libre » – soit l’ensemble des valeurs et principes défendus par les « libristes » – et des pratiques dans lesquelles il s’incarne et évolue.
Enfin, dans la dernière partie, « Politique du Libre », il examine la manière dont le logiciel libre a rejoint des projets de transformation sociale plus larges, voire les a inspirés et influencés : celui du mouvement des communs et celui développé par les intellectuels André gorz, Yann Moulier Boutang et Toni Negri, notamment autour de la proposition d’un revenu universel.
Commentaire
Logiciel libre, open source, hacking sont des termes qu’on entend beaucoup lorsqu’on aborde la thématique du numérique et de l’Internet, mais pour bon nombre de gens, un certain flou demeure quant à savoir avec précision ce qu’ils recouvrent. Cet ouvrage permet non seulement de mieux comprendre cela mais aussi de saisir en quoi ces pratiques constituent un objet d’étude précieux, sinon essentiel, à toute réflexion critique touchant au numérique et à Internet, ainsi que, plus généralement, dans le champ politique, économique ou culturel.
Le logiciel libre désigne simultanément une catégorie de logiciels et un mouvement social – le Libre – constitué dès l’origine autour de celle-ci. Au contraire des logiciels « propriétaires », les logiciels libres garantissent à leurs utilisateurs quatre libertés : ils peuvent être librement utilisés, copiés, modifiés et distribués. En tant que mouvement social, nous explique Broca, le Libre est né dans les années 1980 autour de Richard Stallman et des informaticiens du laboratoire d’intelligence artificielle du MIT (AI Lab), où régnait « une forme d’autogestion antibureaucratique qui reposait sur un socle commun d’objectifs et de valeurs » (p. 46), et dans un contexte qui, marqué par le début de la diffusion de l’informatique dans le grand public, faisait des logiciels un marché désormais lucratif pourvu qu’on en préserve la valeur marchande en contrôlant leur utilisation via des contrats de licence. Plus tard, lorsque Richard Stallman commença à s’intéresser aux aspects juridiques de la distribution du logiciel libre, il élabora une licence générale d’utilisation (gPL), instaurant le principe du copyleft, et l’obligation de garantir les quatre mêmes libertés pour les versions modifiées d’un free software. La gPL servirait notamment de modèles aux licences Creative Commons. Cette dimension restrictive, jugée trop rigide par certains, sera d’ailleurs au cœur du clivage entre free software et open source.
Popularisé notamment par Linus Torvald, l’auteur finlandais du noyau Linux, le discours de l’open source se revendique pragmatique : il défend les pratiques de collaboration du Libre pour leur efficacité technique mais ne se retrouve pas dans l’esprit militant du free software. Cette volonté d’évacuation de la dimension politique, associée à la distinction entre « liberté » et « gratuité » que formalise l’open source, séduira rapidement le monde de l’entreprise, qui y voyait jusque-là un frein à l’exploitation commerciale. Ainsi, les termes free software et open source « séparaient désormais le monde du logiciel libre entre un mouvement social et une tendance managériale » (p. 63). Ce sont en effet deux conceptions économiques et politiques différentes qui s’affrontent et dans ce clivage, on voit s’esquisser les contradictions inhérentes à la culture du Libre : « Dans l’économie du Libre se mêlent ainsi gratuité et services payants, travail salarié et bénévolat, activités marchandes et non marchandes, et parfois même logiciels libres et propriétaires. » (p. 77)
Dans son étude de trois types d’organisation collective autour des projets Wikipédia, Debian et Linux, Sébastien Broca montre comment ces partis pris s’illustrent de manière relativement diverse dans la pratique, assez loin de la pure horizontalité qu’on pourrait leur prêter mais avec en commun notamment le caractère volontaire du travail et le principe méritocratique présidant à la répartition des pouvoirs de décisions.
Dans son analyse de l’« ethos du Libre », Sébastien Broca identifie trois valeurs qui lui semblent « constituer le fond commun à l’ensemble des sensibilités du Libre : l’autonomie dans le travail, la créativité technique, la libre circulation de l’information » (p. 105).
Il interroge en premier lieu la dimension émancipatrice associée à la revendication antihiérarchique d’autonomie dans le travail. En cela l’éthique hacker peut être considérée comme l’héritière de ce que Luc Boltanski et Ève Chiapello ont appelé la « critique artiste » des années 1960-1970, progressivement intégrée par le discours du néomanagementn.
De fait, entre l’éthique hacker et les nouvelles formes de management, « les convergences sont nettes, tant en ce qui concerne la revendication d’une organisation non bureaucratique de travail que dans la volonté d’ériger celui-ci en forme privilégiée de réalisation de soi » (p. 118). À travers l’exemple de google ou de Linux, Broca souligne les limites de cette organisation où « l’absence de toute séparation entre les temps de travail et de non-travail, [la] norme de la réponse instantanée dans les échanges entre développeurs [et la] recherche permanente de reconnaissance » entraînent de nouvelles formes de souffrance (p. 120).
La notion de « créativité technique » est directement liée à celle de hacking, le « bidouillage » cher aux programmeurs du MIT dans les années 1960, dans un contexte où l’idée de démocratisation du savoir informatique allait à l’encontre des intérêts commerciaux des entreprises informatiques. Dès lors allaient émerger deux catégories d’utilisateurs : ceux connaissant leur outil, et ceux qui en faisaient usage sans en connaître le fonctionnementn. La culture hacker rejette ce statut de consommateur passif, un principe qu’on retrouve dans le mouvement Do It Yourself (DIY). Broca questionne toutefois l’ambition de ce mouvement : « La volonté utopique de généraliser le rapport créatif aux objets techniques caractéristique de l’ethos du hacking se heurte en effet à la dimension intrinsèquement élitiste d’une culture qui valorise avant tout la virtuosité et l’excellence des pratiques qui se révèlent, de fait, excluantes. » (p. 164)
Quant à la défense de la libre circulation de l’information comme valeur, Broca remarque qu’elle découle avant tout de la pratique : « À un certain moment […], la défense des valeurs du Libre a nécessité de s’affronter directement à certains pouvoirs, et d’entrer dans le champ de la politique institutionnelle. » (p. 174) Leur engagement sur le terrain juridique a conduit les libristes à mener des actions militantes hors du domaine de l’informatique, par exemple contre la loi DADVSI visant à endiguer le téléchargement illégal et défendue par les industries culturelles, et plus tard la loi Hadopi, ou encore autour du traité international Acta de défense des droits de propriété intellectuelle, qui entendait enrayer le téléchargement illégal sur Internet et protéger la propriété intellectuelle des industries pharmaceutiques.
Broca note que ces luttes ont fait apparaître des ambivalences entre le discours et l’activisme des libristes, dont la stratégie ne s’accompagne pas toujours d’une transparence absolue.
Mais selon lui, la défense de la libre circulation n’est « ni une revendication de transparence généralisée, ni […] une transparence totalitaire qui cherche à mettre la vie privée en pleine lumière tout en maintenant l’exercice du pouvoir tout à fait opaque » (p. 197). « L’activisme du Libre rappelle […] que la visibilité de la sphère publique comme l’opacité de la sphère privée devraient être la norme, et montre comment l’informatique et Internet présentent aussi bien des opportunités que des risques pour l’application de ces principes. » (p. 199)
On voit que l’engagement du Libre s’inscrit véritablement dans le champ politique et social, et dans sa troisième partie, Broca entend montrer, à travers deux « politiques du Libre », comment ce mouvement « apparaît comme modèle pour l’action, sources de réflexions ou indice d’un futur possible » (p. 203). D’abord le mouvement des communs, plus particulièrement des « communs informationnels », que l’auteur tient à distinguer des « communs physiques ».
Broca montre que le Libre a tenu un rôle théorique et pratique essentiel dans la construction de ce mouvement, qui « met en son cœur la question de l’accès aux ressources, qu’il s’agisse du code source des logiciels, des œuvres culturelles, des publications scientifiques, ou des traitements médicaux » (p. 223). Ensuite, Broca décrit la rencontre, au début des années 2000, du Libre et d’une partie de la gauche radicale française : il montre comment André gorz, Yann Moulier Boutang et Toni Negri s’en sont inspirés pour appuyer leur proposition d’un revenu universel, qui permettrait de dépasser les contraintes salariales et donc perçu comme un moyen de transformer le capitalisme – voire, pour André gorz, de le dépasser complètement.
Dans son épilogue, Sébastien Broca souligne que « le Libre n’est plus le logiciel libre. Considéré comme projet social, il doit pour être fidèle à lui-même trouver d’autres incarnations technologiques, mais aussi des expressions non technologiques. Il est ainsi tenu de porter le débat sur le terrain culturel et d’investir le champ politique. » (p. 262) Estimant que « la politique manque à la fois de bricoleurs et de visionnaires », il invite à « importer dans le champ politique un peu de cette méthode expérimentale et collective » (p. 268).
En combinant un regard historique, technique, politique et sociologique, Sébastien Broca permet d’appréhender le Libre dans toute sa complexité. On retrouve dans cet ouvrage – et dans les objectifs du Libre tels qu’ils nous y sont décrits – de nombreuses inspirations pour un travail culturel et d’éducation permanente autour des questions du numérique et d’Internet.
Mots-clés
Logiciel libre – free software – hackers – open source – propriété intellectuelle – utopie concrète – pratiques de collaboration – réinvention sociale – DIY – communs – revenu universel
Contenu
Préface de Christopher M. Kelty (8) – Prologue : Le Libre, une utopie concrète (13) – Présentation du Libre (37) – Histoire d’une résistance (39) – Free software et open source (59) – Pratiques de collaboration (79) – L’éthos du Libre (101) – L’autonomie dans le travail (107) – La créativité technique (133) – La libre circulation de l’information (169) – Politiques du Libre (201) – Les communs entre État et marché (203) – Du general intellect au revenu universel (229) – Épilogue : Visionnaires et bricoleurs (261)
Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme,gallimard, Paris, 1999.
Voir aussi Jérémy grosman, p. 33, et Bernard Stiegler (notice p. 95)sur la perte des savoirs liés à l’automatisation.