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Dossier

Des paroles secrètes à l’expression collective

Marc Chambeau
Institut Cardijn, membre du bureau du Comité de Vigilance en Travail Social

01-01-2018

La loi organisant la levée du secret professionnel pour les travailleurs sociaux est passée. En pratique inapplicable, elle instaure toutefois un climat de suspicion et fragilise le principal outil de ces travailleurs : la parole. Marc Chambeau nous explique ici la manière dont le travailleur social œuvre à faire émerger des multiples paroles secrètes et individuelles qu’il reçoit une expression collective porteuse de changement. Mettre à mal le caractère secret de la parole individuelle c’est déstabiliser la base sur laquelle se construit cette voix commune. C’est de façon plus générale la dimension collective du travail social qui est niée, se limitant à une relation d’aide individuelle…

Se taire. Dire. Soutenir les expressions. Participer à la construction d’une parole argumentée. Désobéir et ne pas dire.

Tout ce qui est dans ma tête est dans ma tête. Et m’appartient. À moi. Rien qu’à moi. Mes projets les plus concrets que je sortirai en temps utile comme mes rêves les plus fous que je garderai peut-être toujours pour moi. Mes sentiments, comme mes fantasmes, mes obsessions, mes perversités. Ce que je pense d’elle ou de lui. En bien ou en mal. Mes petites déviances, mes gros actes délinquants, mes petits mensonges, mes tricheries. Mes idées politiques. Pour qui je vote. Mes fraudes scolaires, sociales, fiscales. Mes difficultés, mes problèmes. Mes petits jardins secrets. Et parce que nous sommes en démocratie, personne ne pourra m’obliger à sortir de ma tête ce qui s’y trouve. Ni la police, ni la justice. Parce que le droit au silence existe. Et pas seulement pour la présidente d’une institution publique d’une grande ville d’un tout petit pays.
Mais, parce que nous faisons société, nous échangeons, nous partageons, nous dialoguons. Certaines choses qui sont dans ma tête se font « paroles ». Je dis des choses. En conscience. Ou moins. Dans mes réseaux sociaux. Réels ou virtuels. Certaines choses qui sont dans ma tête, je les dis. Ou je les écris. Dès que la parole sort de ma bouche, dès que mon doigt pousse sur la touche et envoie, dès que l’enveloppe glisse dans la boîte, elle n’est plus à moi cette parole. Elle ne m’appartient plus. Je ne la contrôle plus.
Le plus souvent, ce que je dis, ce que j’écris, ce sont des banalités largement partageables. Ce partage n’aura que peu de conséquences sur ma vie. Parfois, les paroles que je dis ou que j’écris m’impliqueront davantage. M’engageront. Et il me faudra l’assumer. La vie en société, c’est ça le plus souvent. Oser affirmer des avis, des idées, des opinions et savoir que derrière cela, il y aura le débat et qu’il faudra défendre ce qui est dit ou écrit.

Il y a aussi les paroles qui me concernent plus intimement. Que je ne sortirai de ma tête qu’en conscience. Le plus souvent. Et s’il y a inconscience, elle me coûtera. Parce que le dévoilement découvrira des choses que j’aurais souhaité garder. Le plus souvent, cela sera donc en conscience. Je dirai des choses de moi à des personnes à qui je peux le dire. À qui je pense pouvoir le dire. Des gens de confiance. À qui je fais confiance. Mon père, ma mère. Ma compagne ou mon compagnon. Ma meilleure amie. Mon meilleur ami. Mon frère, ma sœur. Une prof, un religieux, un chef scout, une entraîneuse de sports. Des gens avec lesquels je pense pouvoir partager des éléments qui se trouvent dans ma tête, qui n’appartiennent qu’à moi. Si je les partage avec eux, alors que par ailleurs, j’ai le ressenti qu’ils sont à moi et que les dévoiler pourrait parfois les dénaturer, parfois me faire du tort, c’est parce que mon niveau de confiance est tel que je suis convaincu que cela n’arrivera pas. Que ce qui est en moi et que je partage ne me causera pas de mal. Parfois même, et c’est une raison fondamentale de ce partage, c’est parce que je pense, au contraire, qu’il me fera du bien ce partage. Qu’il me soulagera. Qu’il me donnera un élan nouveau. Mais tout cela n’est pas certain. L’avenir le confirmera. Ou pas. Ce qui est par contre certain, c’est que, quand je mets une parole sur quelque chose qui m’appartient, ce quelque chose ne m’appartient plus. Ou, du moins, il n’appartient plus à moi seul.
Parfois, je ressens le besoin de partager ce que j’ai dans la tête. Mais malgré la confiance que j’ai en ces gens-là, ce n’est pas avec eux que j’ai envie de partager. Parce que je ne pense pas que ce partage me sera utile. Parce que ce partage pourrait leur faire du mal à eux aussi. Parce que ce que j’ai à partager est tellement intime que, même avec ces personnes dont je me sens très proche, il y a une barrière qui existe. Qui persiste.

Plus prosaïquement, il peut arriver que pour obtenir certains services, certains avantages qui me sont nécessaires pour vivre, pour survivre, pour permettre à ma famille de rester digne, je doive aussi me dévoiler. Parce que je sais que sans ce dévoilement, des portes se fermeront. Celles qui sont fondamentales à la poursuite d’un chemin décent et respectable. Alors je choisis. De dévoiler pour m’ouvrir ces portes. Ou de ne pas dévoiler. Parfois, parce que je pense que le dévoilement de ce que je pourrais dire m’est plus indigne encore que l’indignité de la demande d’un service. Parce que l’indignité de la demande ne serait pas compensée, dans mon esprit, par la dignité que je pourrais obtenir au travers de ce service, de cet avantage. Parce que l’institution à laquelle je devrais ou pourrais m’adresser ne me semble pas digne de la confiance minimale. Parce qu’elle a déjà prouvé, à moi ou à mes proches, qu’elle n’était pas digne de la confiance que je pourrais lui apporter. Les paradoxes des paroles à dire, ou pas, pour trouver la dignité. Pour rester digne. Et pourtant…

Et pourtant… Quand la société démocratique s’est construite, elle a trouvé pertinent de proposer qu’une série de professions puissent recevoir les paroles d’individus, pour les sortir de leurs difficultés, pour les aider à résoudre des problèmes, pour les guider vers un mieux-être. Avec les garanties liées à ces professions que les paroles reçues ne seraient pas dévoilées à d’autres. C’est ce qu’on a appelé le secret professionnel (parfois médical). Pourquoi pourrais-je faire confiance à ces professionnels de l’intime, ces professionnels du psycho-social, du paramédical ou du médical, alors que je ne les connais pas ? Deux éléments essentiels entrent en compte. Le premier, c’est le temps de construire la relation. D’apprendre à connaître l’autre. De sentir que la confiance peut exister, si je pense qu’avec cette personne, le partage de ce que j’ai dans la tête pourra m’être utile. Le second, c’est la garantie absolue que ce dévoilement de ce que, jusqu’à présent, je gardais pour moi seul, ne sera dévoilé à personne d’autre. Parce que j’ai une conviction que ce que je dis, que ce que j’explique, que ce que je raconte au professionnel, s’il est partagé avec d’autres, il pourra me causer beaucoup de mal, me fermer les portes à ce que je voudrais être.
Les travailleurs sociaux sont parmi ces professionnels qui reçoivent des paroles dont ils ne peuvent rien faire, si ce n’est en collaboration et au service de la personne qui dit. Quand le travailleur social reçoit la parole d’un ayant-droit, c’est le plus souvent parce que derrière, il y a une demande. Une attente. Quelque fois claire et précise. D’autres fois indéfinie. Clairement indéfinie. Il faudra, pour que le travailleur social fasse bien son métier, pour que la demande ou l’attente de l’ayant-droit soit plus qu’entendue, plus qu’écoutée, comprise, que les deux protagonistes de la relation apprennent à parler la même langue. Le langage du professionnel est… professionnel. Sentencieux, jargonnant, conceptuel… Heureusement parfois (souvent !) aussi compréhensible ou au moins sensible à la volonté d’être compris.

Le langage de l’ayant-droit est bien souvent plus quotidien, plus concret, plus terre à terre. Malheureusement parfois jargonnant par mimétisme au langage des travailleurs sociaux qu’il rencontre très (trop) souvent. C’est la rencontre de vocabulaires différents, de constructions de phrases différentes, de couleurs de mots dysharmoniques.

Le langage de l’ayant-droit est bien souvent plus quotidien, plus concret, plus terre à terre. Malheureusement parfois jargonnant par mimétisme au langage des travailleurs sociaux qu’il rencontre très (trop) souvent. C’est la rencontre de vocabulaires différents, de constructions de phrases différentes, de couleurs de mots dysharmoniques. Il faudra, et c’est le travail à réaliser des deux côtés, rechercher l’harmonie. Suffisamment d’harmonie pour que le dialogue se développe sur des bases suffisamment communes. Avec la vigilance impérieuse pour le travailleur social de ne pas se satisfaire d’un ayant-droit qui adapterait son langage pour correspondre aux attentes du professionnel. Celui-ci doit se souvenir, en permanence, que ce sont les attentes de l’ayant-droit qui sont importantes et constituent le fondement de la relation.

Le travail social, c’est répondre aux attentes et demandes de la population qui vient vers lui. Sachant que dans bien des situations, il n’y aura pas de réponse possible et réaliste aux demandes. Le travail social, quand il ne sait pas répondre aux demandes peut cependant aider les ayants-droits à rester debout. À se remettre debout. À se mettre debout. Notamment, en les soutenant dans les prises de paroles qui expriment leurs réalités. Ou qui expriment tout autre chose. L’important dans le travail étant de favoriser l’expression. Même parfois, d’autoriser l’expression à des gens qui pensaient, peut-être, être démunis de ce droit. S’il y a le droit au silence, il y a aussi le droit à la parole. Le droit de dire. Le droit de se lever et de dire. Le « dire », c’est parfois de l’expression orale, brute ou patiemment construite. C’est parfois de l’écriture. D’une chanson, d’un poème, d’un texte, d’une pièce de théâtre. Le « dire », c’est parfois aussi le dessin, la peinture, la photo, la vidéo… L’important n’est pas tant le média, mais le sentiment que la personne aura de prendre une place. Sa place. Une belle place. L’idéal, c’est que le travailleur social puisse contribuer à ces expressions dans l’espace public. Pas dans l’espace public des précarisés mais dans l’espace public. Celui de tous. Avec par exemple des partenaires culturels.

Le travail social, c’est aussi collecter des informations fournies par les ayants-droits. Les collecter et les collectiviser en fonction de leurs similitudes. C’est l’expertise du travail social sur une diversité de thématiques. Une expertise construite à partir de demandes formulées par ces ayants-droits, lors de leurs rencontres et de leurs échanges avec les professionnels, demandes qui se font aussi témoignages de réalités vécues. L’expertise du travail social, c’est la collecte des paroles reçues, c’est leur collectivisation pour en faire une parole artificiellement (ou pas) commune, et c’est leur communication. Une communication vers d’autres professionnels du social (l’équipe, l’institution, les professionnels au sens large), vers des scientifiques qui sauront en faire un matériel de recherche utile aux propositions de solutions novatrices, vers le politique qui pourrait prendre des décisions et agir en conséquence.
L’expert travailleur social produit une parole artificiellement collective, parce que c’est lui (éventuellement avec ses pairs) qui produit la dimension collective de la parole. Or, si cette parole est une somme de témoignages individuels qui, mis ensemble, constituent une peinture de la réalité qui prend sens, il n’en reste pas moins que l’ayant-droit est l’acteur essentiel et manquant de la constitution de cette parole collective. La vraie dimension fondamentale du travail social est sans doute d’associer des paroles individuelles et secrètes et de révéler une parole collective prise par les ayants-droits eux-mêmes. Car, si l’on doit reconnaître une certaine expertise aux professionnels qui entendent les paroles de ceux qui vivent la pauvreté, des jeunes qui suivent le chemin tracé d’un parcours institutionnel, d’un gamin qui vit l’enseignement spécialisé comme une relégation, d’un candidat réfugié dont on ne croit pas l’histoire de sa vie, la véritable expertise, la véritable et fondamentale compréhension des situations vécues, ce sont ceux qu’on appelle parfois « les experts du vécu » qui la possèdent.
Le rôle du travailleur social n’en reste pas moins essentiel, mais méthodologiquement axé vers la production adéquate et bien ciblée d’une parole collective qui soutienne le changement. Cela consistera, par exemple, en l’encouragement aux témoignages, parce qu’utiles pour l’ayant-droit lui-même, mais aussi pour bien d’autres ayants-droits. À l’animation de groupes où la parole s’échange, se confronte et trouve une première dimension collective. À un travail d’accompagnement où la parole brute, fondamentale parce qu’issue du vécu quotidien, se transforme en une parole plus structurée, plus argumentée. Et que, de cette structure, naissent des propositions de solutions issues du réel et non d’un travail de chambre trop souvent déconnecté.
Enfin, le groupe devra faire l’effort de traduire ce qui est dit, dans une langue compréhensible et acceptable par ceux à qui la communication est adressée. C’est une étape délicate, parce qu’elle reconnaît la différence de culture, notamment au niveau du langage entre une classe de décideurs dominante et une classe des ayants-droits que l’on risque de considérer plus frustes. Le jeu (ludique !) pourrait alors consister à organiser cette communication d’une façon qui permettra aux ayants-droits de faire comprendre aux receveurs de la communication, qu’ils ne sont pas dupes de cette condescendance, et même sans doute qu’ils sont capables d’en rire…

L’actualité médiatisée du travail social aujourd’hui, c’est la décision du gouvernement d’organiser la levée du secret professionnel dans des situations qu’il veut faire croire relativement exceptionnelles, mais qui risquent de ne bientôt plus l’être. Cette décision politique s’inscrit dans l’air du tempsn. Depuis 1991, il y a cette vague qui, pas à pas, construit cette société polissée, dans laquelle il sera de plus en plus délicat de se retrouver à la marge, que cela soit de façon volontaire ou subie. Alors que la plupart des travailleurs sociaux visent le bien-être des gens qu’ils rencontrent, et soutiennent dès lors la vie en marge quand la population la souhaite. Alors qu’ils œuvrent à d’autres moments et en d’autres lieux à la sortie d’une marge subie. Ce que la pensée unique (un concept loin d’être dépassé) leur impose, c’est l’encadrement, la surveillance et la délation. Voire même aujourd’hui une délation sur base de faits qui seraient supposés et non-vérifiés. Le tout pour une sécurisation d’une partie de la société, à l’exclusion de ceux qui, fondamentalement, manquent le plus de cette sécurité, les pauvres, les précarisés et les exclus.

 

 

 

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Marc Chambeau, « Travail social : la menace est au niveau 4 » in Démocratie n°1, janvier 2017.

PDF
Journal 46
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Témoignages de Massimo Bortolini, Christelle Brüll, Amélie Charcosset, Laurence Kahn,
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Démocratie et littératie : ce qu’elles sont, et ce qui les lie

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