Parler à partir d’un espace vide. Tel est l’objectif du projet « Guéronde ». Ce vide est avant tout physique. Guéronde est un hameau situé au nord d’Antoing (en Wallonie picarde) qui, dès les années 1960, a lentement disparu en raison de l’extension progressive de carrières. Le vide est également social car une vie locale s’est évaporée avant même le départ des derniers habitants de ce quartier, au début des années 1990. Enfin, symboliquement, si Guéronde n’est certainement pas vide de sens, il n’existe qu’à travers une collection éparse de souvenirs individuels.
Antoing est une petite ville traversée par l’Escaut et marquée par l’activité industrielle d’extraction et d’exploitation de la pierre. Il y a près de 5 ans, après avoir mené différents projets sur l’histoire ouvrière, son foyer socioculturel décide de se saisir du destin funeste de ce hameau rural pour initier un travail collectif de mémoire. Mais par quel bout entamer ce travail ? En réalisant l’histoire locale de ce hameau ? En le mobilisant comme une situation tragique susceptible d’être support à la discussion comme à l’imagination ou à la création ? Ou encore en le considérant comme un cas singulier capable d’entrer en résonnance aujourd’hui avec d’autres lieux ? Les deux dernières options seront privilégiées. Et, en réalité, la volonté des uns et des autres sera très vite de ne pas se cantonner à la première option, perçue comme trop descriptive et « localiste », tout en la considérant comme une étape intermédiaire quasiment incontournable.
D’anciens habitants du hameau,âgés de 60 à 95 ans, sont contactés. À partir de leurs témoignages, de ceux d’acteurs-clés (tels que l’ancien bourgmestre d’Antoing ou le « patron carrier » de l’époque), d’archives photographiques, cartographiques ou institutionnelles progressivement récoltées, s’esquisse un projet d’ouvrage sur Guéronde. Projet qui reste alors à préciser. Par ailleurs, la télévision communautaire locale, No Télé, rejoint cette aventure en vue d’en faire un film, qui allait devenir Pot de pierre contre pot de terre réalisé par Aniko Ozoraï. Parallèlement, des ateliers artistiques sont mis en place : certains concernent la réalisation de vidéos à partir d’interviews avec d’anciens habitants, d’autres se centrent sur l’écriture de nouvelles ou de pièces de théâtre pour lesquelles Guéronde constitue juste une base à l’inventivité fictionnelle… Ces ateliers impliquent des « publics » diversifiés : des classes dans les écoles, des bénéficiaires du CPAS, des personnes participant régulièrement aux activités du centre culturel… Une grande partie de ces projets, complétés par des créations de groupes culturels locaux (comme une harmonie) ou des interventions artistiques d’anciens habitants sont au final rendus visibles au cours d’une après-midi organisée sous forme de parcours artistique, sorte de point d’orgue pour explorer et imaginer de manière sensible le hameau disparun.
Entretemps, l’orientation de l’ouvrage s’est éclaircie. L’analyse socio-historique qui en sera le cœur partira du présent pour explorer le passé et interroger enfin comment ce type d’investigation collective rencontre en retour le présent, à nouveau, et l’avenir. Cette analyse s’insèrera entre une première partie plus littéraire et fictionnelle, confiée à l’écrivaine Françoise Lison, et une troisième partie plus proche du recueil de témoignages directs d’anciens habitants. J’ai eu pour mission de coordonner cette « analyse socio-historique ». Cette expression est d’ailleurs peu satisfaisante pour parler d’un récit situé entre histoire locale et analyse sociologique, entre objectivité des faits et rapport subjectif à l’histoire. Ce statut incertain du récit se complète du statut incertain des auteurs. Basée sur le croisement des sources, cette analyse est en même temps fondée sur le croisement des savoirs. Ce dernier a été organisé en mettant en place plusieurs réunions de travail entre anciens habitants afin de discuter des faits passés (noms des rues, activités professionnelles et sociales d’anciens habitants décédés ayant habité Guéronde à partir de la fin du XIXe siècle, liens de parenté, récits de vie quotidienne, événements historiques…). À partir de là, un premier travail d’analyse a été réalisé afin d’ébaucher différentes hypothèses qui allaient ensuite être discutées en groupe, les anciens habitants étant cette fois réunis pour des moments réflexifs, encourageant chacun à collaborer à la production d’une intelligibilité plus globale.
À titre d’exemple, une des questions cruciales qui s’est posée concernait la possibilité même d’étendre une carrière en lieu et place d’un territoire habité. Une des hypothèses proposées, de manière affirmative pour susciter du débat, cherchait à élucider davantage les « bonnes » raisons d’absence de contestation et de mobilisation pour un lieu auquel les protagonistes étaient pourtant « attachés ».
L’ouvrage Guéronde. À la recherche d’un hameau disparu est ainsi une pièce d’un vaste puzzle, ou plutôt un point de passage d’un projet aux multiples déclinaisons et ramifications.
Elle proposait ceci : « Le développement de la carrière a été synonyme de “fin” pour Guéronde, dans son ensemble. Néanmoins, pour les habitants, le développement de la carrière était aussi synonyme d’emploi pour des proches (un frère, un neveu…) ou une possibilité de déménagement à des conditions intéressantes. » Cette hypothèse s’est avérée très fructueuse car âprement discutée, permettant de faire apparaître un phénomène nouveau, à savoir que cette extension de la carrière, en raison de sa lenteur et de son caractère non annoncé, n’était au départ pas vue ou pensée comme un problème. Autrement dit, l’intensité des échanges actuels et l’« évidence » (dans les années 2010) de l’absence de l’ancien hameau nous ont longtemps empêchés de nous rendre compte que l’extension de la carrière et la disparition du hameau ne sont perçus qu’a posteriori comme des phénomènes globaux. En s’efforçant de reconstituer le fil de l’histoire vécue – ce qui prend là aussi du temps – on s’est ainsi rendu compte que ce n’est que tardivement que ce double phénomène a pu être considéré comme tel, à un moment où le hameau dans sa consistance sociale d’un « quasi-village » n’existait déjà plus. Ce qui, de manière plus générale, permettait de mettre en évidence les ressorts pas uniquement sociaux, mais bien culturels, de la (non) mobilisation politique.
Cet exemple constitue le fil rouge d’un des sept chapitres de la deuxième partie de l’ouvrage. Chacun de ces chapitres s’est ainsi construit autour d’une idée-clé (comme le sentiment d’étrangeté à l’égard d’un lieu intime mais disparu, la constitution rapide – en quelque décennies – d’une communauté considérée comme immuable…) discutée ou validée avant la rédaction finale. Cette rédaction a ensuite adopté différents chemins : celui de l’analyse et de son propre mode d’argumentation, celui d’encadrés d’explicitation descriptive, celui d’encadrés problématiques renvoyant vers d’autres réflexions ou études sur des interrogations similaires, et enfin l’expression photographique ou picturale de phénomènes centraux. Ce travail a été mené de bout en bout grâce aux pinceaux de France Everard et aux interventions de plusieurs plumes, notamment celles de Martine Host et Sarah Wlomainck, du foyer socio-culturel d’Antoing, de Marie-Rose Rohart et de Marc Myle, en qualité de bénévoles.
L’ouvrage Guéronde. À la recherche d’un hameau disparu est ainsi une pièce d’un vaste puzzle, ou plutôt un point de passage d’un projet aux multiples déclinaisons et ramifications. Un livre-objet hybride, qui peut être abordé de manière indépendante à partir de motivations diverses, mais dont la conception même doit s’inscrire au milieu du paysage multiple au cœur duquel il s’inscrit.
L’ouvrage, complété du film, peut être commandé auprès du Foyer socioculturel d’Antoing (info@foyerculturelantoing.be).
Ce parcours a été raconté sous forme de « making of » par Marcel Leroy en préambule à son article « Le hameau fantôme du Pays Blanc », in 24h01, n°8, 2017 : http://www.24h01.be/hameau-fantome-pays-blanc/