Lors du colloque organisé en juin dernier à Lyon par la Société francophone de Philosophie de l’Éducation et intitulé Frontières de l’école et frontières dans l’école : enjeux et perspectives, Alain Kerlan, philosophe, professeur émérite (Université Lyon 2), ouvrait son intervention en citant Annie Ernaux, romancière française. Elle évoque, dans l’un de ses premiers ouvrages, la fracture langagière qui la frappe tandis qu’elle aborde, petite fille issue d’un milieu populaire, le monde de l’école. Deux mondes étrangers l’un à l’autre et d’autres mots pour dire tout, la réalité, les usages du quotidien et les savoirs.
« Même pas la même langue. La maîtresse parle lentement, en mots très longs, elle ne cherche jamais à se presser, elle aime causer, et pas comme ma mère. “Suspendez votre vêtement à la patère !” Ma mère, elle, elle hurle quand je reviens de jouer “fous pas ton paletot en boulichon, qui c’est que le rangera ? Tes chaussettes en carcaillot !” Il y a un monde entre les deux… Ce malaise, ce choc, tout ce qu’elles sortaient, les maîtresses, à propos de n’importe quoi, j’entendais, je regardais, c’était léger, sans forme, sans chaleur, toujours coupantn. »
Le dossier de ce journal explore la question de la langue. Espace de construction de soi dans la faculté peu à peu déployée de dire le monde et soi-même, de se relier, de partager, de raconter, espace de libertés infinies et souvent insoupçonnées. La langue est aussi, à contrario, le lieu de l’imposture et de la domination, explicites ou implicites. C’est peu de dire, notamment, que la globalisation et la toute-puissance de la sphère économique et managériale transforment nos langues, nos manières de dire et partant, nos manières de faire.
Nous abordons les registres de la langue par des entrées multiples, du numérique aux ateliers d’écriture, de la poésie à la langue des lieux – école, prison, entreprise ou hôpital –, de la langue policière à celle, imposée depuis peu, des travailleurs sociaux, de l’explicite à l’implicite, des métissages aux ségrégations langagières de tous types. Pierre Hemptinne évoque les vertus du « désapprendre » dans un éloge de la perméabilité et de l’accueil de toutes les formes du « dire », rappelant l’hétérogénéité fondamentale et initiale du langage.
Nadine Plateau évoque l’écriture inclusive ou comment imprimer à la langue les mutations de la société. José Morais et Salomé Frémineur abordent les rapports entre littératie et démocratie – question brûlante. Dans ce dossier on parlera aussi des ateliers d’écriture et de l’aventure qu’ils représentent pour leurs « participants » et leurs « animateurs » ; de la langue des poètes dont Laurence Vielle rappelle qu’elle est la langue de l’insurrection ; de la langue des chanteurs dont Laurent Bouchain nous dit la puissance. Cette liste n’est pas exhaustive, le lecteur s’emparera de toutes ces contributions qui dressent ensemble, un état contemporain et critique de la langue.
Il reste à œuvrer pour que ce soit bien la dimension vivante, meuble et changeante de la langue qui s’impose aux dépens de la novlangue sèche et uniforme qui se répand aujourd’hui. La langue est puissante, elle oscille entre conservation et invention, entre clôture et libertés. Équilibre délicat. On ne saurait être trop vigilant.
Annie Ernaux, Les Armoires vides, Gallimard, Paris, 1974, p. 49-50.