Il y a presque un an.Il y a presque un an, les femmes du monde des arts vivant en Communauté française de Belgique retenaient leur souffle. Nous attendions une femme à la tête d’un théâtre, le théâtre des Tanneurs. Nous n’attendions pas grand-chose. Nous attendions sans doute beaucoup trop. Nous avions mis nos efforts et nos attentions dans cette attente. Nous rêvions déjà le symbole d’une femme directrice de ce théâtre-là.
J’ai écrit un texte, une envolée courte : « Femelle(s) : On en parle, on en discute, on en débat, parfois même on en prononce le nom. Parfois, on prend les études, les schémas, les relevés géographiques, les relevés socio-économiques. On la prend en exemple, en porte-étendard, en piste à suivre, en exemple à monter en épingle.
On note, on accroche, on biffe, on corrobore, on chuchote, on reprend, on explique, on monte une voix, on gronde en puissance, on monte une mayonnaise.
On dit que nous sommes à la charnière. On dit que l’histoire va s’écrire, on nous fait penser que le monde s’avance, qu’il se risque, qu’il s’aventure dans cette partie infime d’un iceberg qui représente plus de la moitié de la population mondiale.
On nous fait porter des diplômes, on nous fait porter des uniformes, on nous fait porter un chapeau de frilosité, on nous pose dans une marge en effet de bande.
On nous fait prendre des vessies pour des lanternes.
On s’accorde à nous reconnaitre, à nous mettre en un centre terriblement décentré.
On nous annonce de glorieuses décennies, on nous fait miroiter l’instrument de notre subversion, on nous prête des intentions louables. On nous glisse à l’oreille qu’il serait malvenu.
Mais il est déjà, terriblement, ostensiblement, trop tard.
On nous prête une infinie patience, une maternelle attention, une douceur impassible, une révolte par les cheveux.
Il est trop tard. Est-il trop tard ?
Une femme, encore, n’est pas nommée à la tête d’une institution. Une femme, encore, une femme, encore, une femme, encore… Une chanson ad libitum. »
D’autres textes sont apparus, se sont répondus. Nous avons échangé des coups de téléphones, des emails, nous nous sommes installées dans les réseaux sociaux.
J’ai organisé un premier rendez-vous.
Une première réunion devait réunir 7 femmes, nous y étions plus de 70.
Là, F.(s) est né. Rue de la Victoire.
Un collectif ? Un rassemblement ? Une foule ?
F.(s) pour « Femelle(s) », le titre du texte.
Un groupement de femmes des arts de la scène : metteuses en scène, comédiennes, autrices, techniciennes, scénographes, chorégraphes, danseuses, performeuses.
Des femmes qui se (re)trouvent dans une même salle, dans un souffle commun qui semble s’exhaler ensemble pour une première fois. Déjà, nous avions parlé, déjà nous avions échangé, nous avions porté nos voix, nous avions participé à des rendez-vous.
Mais là, il s’agissait de nous, de notre propre manière de faire corps. Dans ce mélange troublant de toutes les différences possibles, de toutes les ressemblances possibles. De plus, il faisait beau.
F.(s), ce sont donc des femmes, des femmes actives, des femmes qui sont en travail dans le secteur culturel francophone.
Nous désirons poser un travail horizontal qui tendrait « à abolir les inégalités en matière de genres, de sexes et de couleurs ». Un travail qui déconstruirait notre invisibilisation.
Nous avons collecté les chiffres, nous les collectons encore. Nous nous organisons en groupes de travail.
Nous lançons des travaux à nos endroits propres et les peaufinons afin de les rendre utilisables, afin de nous rendre en une organisation latérale, de terrain, à l’écoute, posant son doigt sur la pulsation.
Le compte rendu est clair (selon des chiffres disponibles en 2018): 70% des 30 organismes les mieux financés sont dirigés par des hommes, le Conseil de l’Art Dramatique compte 11 hommes pour 1 femme … liste non exhaustive. Voilà un point de départ. Un point de débat, des points d’achoppement.
Dès nos premières réunions nos travaux se sont axés sur les moyens à mettre en œuvre afin de défossiliser ces pratiques. Afin de faire en sorte que nous puissions faire résonner nos voix dans les écoles d’art (là où une majorité des étudiants sont des femmes, alors que le passage à la vie active renverse dramatiquement cette tendance), dans les C.A., dans les instances d’avis, dans les inscriptions aux décrets.
Nous nous sommes rendues publiques et multiples.
Notre première action publique a eu lieu au Théâtre National, en masse, avec la lecture d’un bilan lourd de nos mises à la marge. Nous déclarions : « Nous condamnons fermement le sexisme structurel du secteur en dénonçant sa mise en application : pratiques de harcèlement, hypersexualisation, droit de cuissage, inégalités salariales, une dévaluation systématique des femmes, qu’elles soient enceintes, mères ou célibataires. Nous vivons donc des discriminations intersectionnelles, des discriminations de genre, de race, de classe et d’âge. »
En tout cela, F.(s) se trouve dans la lignée de ces réponses au monde du moment, dans cette veine du post #MeToo. Dans le corps même des luttes et des colères qui nous traversent, nous animent, nous prennent de plein fouet. Notre masse se met en marche, s’est mise en marche, maintenant tous secteurs culturels confondus. Nous travaillons par groupes de réflexion, nous avons notre groupe de parole, nous continuons à éplucher un système. Nous voulons y inscrire des changements, nous y tenir, les faire tenir.
Si au moment où j’ai lancé F.(s), je ne lançais pas F.(s), je me positionnais dans une aire d’émancipation possible.
Dans mon langage, dans mon corps, dans mon genre, dans mon identité genrée/transgressive/illimitée. Je posais la question de cette énergie à déployer, ce besoin de sortir d’une invisibilité que je pressentais mais dans laquelle je ne croyais être qu’à la frange, en être auxiliaire, en être détachée et insoumise. En cela, je me trompais, j’étais en sommeil. Comme beaucoup, comme presque toutes.
Il y a un an, pratiquement, que nous existons, nous multiplions les rendez-vous, nous nous donnons aux inscriptions de décret, nous sommes partout, nous sommes en position sur divers terrains, nous nous voyons, nous nous écoutons, nous échelonnons, nous nous formons, nous tendons l’œil vers d’autres secteurs.
Écouter Comme à la radio de Brigitte Fontaine : il fait froid dans le monde / ça commence à se savoir / et il y a des incendies qui s’allument dans certains endroits.
Nous le savons, nous nous allumons. En cette attente patiente et déterminée d’une braise au souffle possiblement longn.
Image : ©Françoise Pétrovitch Rougir, 2011
Sur le collectif F.(s), lire également le « Manifeste » d’Isabelle Bats ainsi que l’article de Mathilde Alet, « F.(s) : Un collectif pour faire place aux femmes dans la culture ».