- 
Dossier

Pour une reconnaissance des artistes femmes dans l’Histoire de l’art

Entretien avec Muriel Andrin, chargée de cours au sein du Master en Arts du Spectacle à l’ULB,
et Véronique Danneels, docteure en Histoire de l’art

04-06-2019

Y-a-t-il toujours des barrières à l’entrée des étudiantes dans les écoles d’art ? Y enseigne-t-on les œuvres des artistes femmes au même titre que celles des hommes ? Les artistes femmes s’orientent-elles vers des pratiques spécifiques ? Muriel Andrin et Véronique Daneels s’interrogent dans cet entretien sur les évolutions et les phénomènes conscients ou inconscients qui orientent les parcours des jeunes étudiant·es en art aujourd’hui.

Propos recueillis par Nadine Plateau, membre de l’asbl SOPHIA et de Culture & Démocratie, et Maryline le Corre, chargée de projets à Culture & Démocratie

Avons-nous fait des progrès depuis 1971, où Linda Nochlin expliquait dans un article pourquoi il n’y avait pas eu de grandes artistes femmes ? Les barrières qu’elle y dénonçait ont été levées : il ne faut plus être femme ou fille ou sœur d’artiste pour le devenir soi-même, les femmes ont accès comme les hommes à l’enseignement artistique.
Muriel Andrin : Il me semble que l’accès à l’éducation artistique n’est pas aussi aisé que cela pour les filles. Ce n’est peut-être plus un empêchement conditionné par l’interdiction d’accès à certaines disciplines, mais, pour donner un exemple, on n’encourage pas vraiment les filles à aller vers des métiers techniques et elles ne s’autorisent pas non plus à s’orienter vers ce type de métier. Même en termes de diversité des pratiques artistiques, on peut noter que les filles sont peu nombreuses dans certains domaines. Il n’y a plus d’empêchement réel, c’est-à-dire inscrit dans des règlements ou autre, mais de forts a priori persistent aussi bien au niveau des écoles elles-mêmes qu’au niveau des étudiantes qui essayent d’y entrer. Je pense qu’il y a encore quelque chose à faire en ce qui concerne l’imaginaire lié à certains métiers artistiques.

À quelles formations, à quels métiers techniques pensez-vous en particulier ?
M.A. : Dans le cinéma par exemple, il y a encore des métiers avec relativement peu de filles, parce que tenir une perche pendant toute la journée, on estime – et elles estiment sans doute elles-mêmes – qu’elles ne sont pas aptes à le faire. C’est également le cas des métiers de machiniste ou caméraman… À l’inverse, en montage par exemple, il y a plus de filles que de garçons. Il faut savoir qu’au départ – je remonte quasiment aux années 1910 – le montage était considéré comme le métier idéal pour les femmes parce qu’on pensait que c’était un peu comme faire de la couture ! Par ailleurs, il y a aussi l’héritage des années 1970, dans le sens où l’on observe parallèlement à l’investissement progressif des métiers « traditionnels » par les femmes, un recours à des formes apparues dans ces années-là, en dehors du système patriarcal ou de discours dominants préétablis : la vidéo, les arts textiles… Ces formes continuent prioritairement à être choisies par des femmes. Elles s’y sont beaucoup investies car ces nouveaux médiums s’inscrivaient en dehors du discours des hommes mais nécessitaient aussi moins de moyens que la peinture classique ou la sculpture, moins de matériaux nobles et donc chers, etc. Je pense que tout cela a encore une influence aujourd’hui. La performance reste un lieu très fortement investi par les filles. Ce type de pratiques reste très cloisonné alors qu’on pourrait très bien avoir une diversité de genre qui s’exprime au travers de ces formes artistiques.

Véronique Danneels : Ce qui était émergeant et révolutionnaire dans les arts plastiques des années 1970 est maintenant devenu académique. Les expérimentations féministes sont finalement entrées dans la culture et l’enseignement. Reste à savoir comment les jeunes femmes d’aujourd’hui vont donner une nouvelle identité aux formes qui ont émergé à cette époque-là. Même si la situation a évolué au cours des cinquante dernières années, à entendre et voir les travaux des étudiantes, les rapports de genre ne semblent pas avoir tant changé.
L’académisation est palpable aujourd’hui dans les arts plastiques : l’installation, la vidéo, la performance, la photographie documentaire ou la mise en scène sont devenues les moyens d’expression basiques. Ces pratiques et démarches véhiculent ouvertement des formes narratives, intimes, anecdotiques, auparavant considérées comme féminines et donc dénigrées. Cependant, une chose me frappe : quand les jeunes femmes recourent à la narration en ce début de XXIème siècle, elles tendent à exposer une victime, à travailler sur une douleur. Il y a là comme un passage obligé. J’ai l’impression que le système éducatif occidental maintient l’exposition de la douleur, de la faiblesse, de l’oppression des femmes qui apparaissent comme des victimes… Rares sont les travaux qui exposent des figures assertives évoluant dans de nouveaux rapports entre femmes cisgenre, entre lesbiennes, entre femmes et hommes, tandis que le cliché de la magicienne, de la jolie petite fée ou de l’héroïne capricieuse circulent abondamment. L’éternel féminin n’est pas prêt de disparaitre.

M.A : Le subjectif reste totalement associé au féminin dans la narration cinématographique.
Quand elles prennent le contre-pied, comme par exemple Kathryn Bigelow qui fait un film sur les soldats américains uniquement avec des hommes dans The Hurt Locker, alors on lui dit qu’elle est un peu hors-sujet. Quand elle réalise Detroit et y filme les violences policières sur les jeunes blacks, on lui dit que ce n’est pas à elle de s’emparer de ce sujet parce que ce sont des hommes et qu’ils sont noirs et que ce n’est pas son combat.

Est-ce que l’idée née au XIXème siècle d’un « art des femmes » existe toujours ? L’artiste de sexe féminin continue-t-elle à être vue, décrite et soutenue en fonction de cette catégorie ?
V.D. : Effectivement, moi-même je me surprends à dire à l’une ou l’autre étudiante : « Va voir le travail de Eva Hesse, elle aussi a tellement souffert avant de pouvoir se faire comprendre. » J’ai l’impression de canaliser les étudiantes vers des modèles tels Bourgeois, Hesse, Spero, Messager, Calle, parce qu’elles sont accessibles sur les sites des musées et en bibliothèque. Je les présente comme des modèles dans la mesure où ces femmes ont produit des textes, des écrits, en français ou dont les textes sont déjà traduits. Les cinq années que je viens de passer dans l’enseignement me font prendre conscience à quel point le contact avec des textes d’artistes femmes ou sur des artistes femmes est capital. Une partie de la méthodologie des cours consiste à orienter vers des lectures, des découvertes au-delà du tout-venant sur Internet.

Les étudiant·es qui commencent ne parlent-ils·elles pas de ce qu’ils·elles connaissent et donc d’eux·elles-mêmes ?
M.A. : Oui, mais les garçons ne le font pas de la même façon. Quand on voit un film comme Jeune Femme (de Laetitia Dosch), où une fille qui s’est faite larguer vit seule avec son chat, on est en plein cliché du « sujet féminin ». D’accord, c’est une comédie, c’est drôle, mais en même temps, c’est tragique. Pour un premier film de long métrage, voilà le sujet que la réalisatrice choisit. Il y a quand même quelque chose d’assez gênant dans cette association systématique entre le soi et le sujet, comme si le sujet devait impérativement être un prolongement de soi-même ou en tout cas de l’image que l’on se fait de soi-même. Je trouve cela très dérangeant, car souvent quand nous expliquons ce sur quoi nous travaillons, on nous rétorque que l’on ne peut pas travailler sur certains sujets si on ne leur ressemble pas. Ça revient en force surtout dans le milieu scientifique et académique. Pour travailler sur les femmes, il faut être une femme ; sur les trans, il faut être trans. Il est indispensable que l’on puisse se réapproprier sa propre identité, mais pas au prix de l’exclusion d’une diversité de paroles.
Dans l’écriture cinématographique, le choix du personnage, le choix de ce qui est raconté est extrêmement conditionné (il y a certaines attentes dans les écoles, les formations, les institutions qui financent, voire chez les scénaristes et cinéastes qui se sentent obligé·es de souscrire à certaines normes) et il serait intéressant de voir quel est le pourcentage de filles qui proposent des récits sur des militaires ou sur des sujets qui « a priori » ne les concernent pas.

Les enseignements doivent impérativement suivre le même mouvement, en ouvrant le champ des possibles ; tant que l’on n’est pas conscient·es de l’existence d’autres modèles que ceux du patriarcat, les options continuent à sembler limitées.

Vous êtes toutes les deux impliquées dans la question de l’enseignement et de l’art, l’une à l’université, l’autre dans une école d’art. Quels sont, selon vous, les obstacles majeurs à un déploiement optimal des capacités des étudiantes dans le système d’enseignement actuel ?
M.A. : Je pense que l’invisibilité ou l’absence de reconnaissance du travail des artistes femmes (que ce soit au cinéma ou dans les arts de façon générale), au même titre que celui des hommes, est un des obstacles majeurs à l’émancipation des étudiantes. Je pense à la critique, à la couverture médiatique mais aussi, bien évidemment, à l’enseignement. On note, de façon assez symptomatique, que les enseignements au niveau universitaire ou supérieur, n’incluent pas de façon systématique (voire, dans le pire des cas, excluent de façon systématique) les œuvres de femmes. Pourtant, de plus en plus d’études et de recherches portent notamment sur l’existence et l’importance des œuvres de femmes, revisitant l’Histoire officielle du discours dominant pour la nuancer, la compléter. Les enseignements doivent impérativement suivre le même mouvement, en ouvrant le champ des possibles ; tant que l’on n’est pas conscient·es de l’existence d’autres modèles que ceux du patriarcat, les options continuent à sembler limitées.

V.D. : Les écoles supérieures d’art accueillent un public très varié dont une bonne partie a déjà eu du mal à s’inscrire dans le système scolaire. La diversité des niveaux oblige tout le monde à la tolérance ce qui est un point positif. Pour le reste, le manque de temps, de budgets, de formation des professeures sont regrettables. D’une part, le corps enseignant attend une performance plastique des étudiant·es et d’autre part, il est plus que souhaitable que les étudiant·es apprennent à s’exprimer en se référant à l’histoire et à l’actualité, ce qui met la barre très haut. Il est plus que temps que les superstructures revoient la situation de l’enseignement, non pas d’un point de vue idéal ni d’un point de vue de formatage administratif mais en étant sur le terrainn.

Un décret vient d’être voté organisant une réforme de la formation initiale des enseignant·es. L’enseignement artistique est concerné lui aussi. Bientôt se mettront en place les groupes de travail qui élaboreront les profils de compétence, les programmes etc. Quelles recommandations leur feriez-vous ?
M.A. : J’insisterais une fois de plus sur la question de la visibilité et de l’éducation à la parité et aux pratiques féminines (et féministes), y compris au niveau de la formation continuée. Il est primordial que des programmes soient élaborés dans cette perspective et que ceux et celles qui formeront les enseignant·es soient initié·es à une Histoire de l’art (et du cinéma) où la diversité des artistes et de leurs discours soit acceptée comme une évidence et non plus comme un choix radical fait par certain·es enseignant·es. J’insisterais aussi sur la nécessité d’enseigner et de maitriser un ensemble d’outils méthodologiques en termes de genre, afin de comprendre au mieux les enjeux de cette question vis-à-vis des représentations artistiques mais aussi du monde artistique dans lequel nous évoluons et qui tient encore trop souvent de rapports de pouvoir et de préconceptions archaïques…

Image : ©Françoise Pétrovitch Rougir, 2009

1

Voir la lettre ouverte des enseignant·es des écoles nationales supérieures d’art en France ici.

PDF
Journal 50
Culture : la part des femmes
Édito

Sabine de Ville

La culture à l’épreuve des féminismes

Nadine Plateau

La culture en chiffres... et les femmes ?

Alexandra Adriaenssens

Pour que les auteurs et les autrices soient belles !

Anne Vanweddingen

Des féministes à tous les étages !

Entretien avec Ariane Estenne

F.(s): Female Mechanic Now on Duty (sic)

Isabelle Bats

Féministe toi-même  !

Pierre Hemptinne

Où sont les réalisatrices ?

Elles font des films

Pour une reconnaissance des artistes femmes dans l’Histoire de l’art

Entretien avec Muriel Andrin et Véronique Danneels

Mesdames, nous vous attendons – Panorama parcellaire

Carmela Chergui

Faire entrer des contenus féministes dans l’espace public

Caroline Glorie

Pour un féminisme intersectionnel et décolonial

Entretien avec Bwanga Pilipili et Petra Van Brabandt

Solidarité féministe transnationale et érotisation de la résistance – Nikita Dhawan

Nikita Dhawan
Chercheuse en théorie politique et études de genre à l’Université d’Innsbruck

Mémorandum pour la parité femmes/hommes dans le secteur culturel

Charlotte Laloire

F.(s) : Un collectif pour faire place aux femmes dans la culture

Mathilde Alet

Manifeste

Isabelle Bats

Genres et éditions d’art·istes – Speaking Volumes, 1980

Loraine Furter

ELLES TOURNENT, une initiative indispensable

Collectif ELLES TOURNENT

La place des musiciennes en fédération Wallonie-Bruxelles

Élise Dutrieux

Une expérience de création culturelle dans une recherche-action : un pouvoir émancipateur multiple

Damien Labruyère et Corinne Luxembourg

Le dérangement du genre

Nimetulla Parlaku

Essai de réflexion au sujet de la violence faite aux femmes – tentative de nommer l’humanité conjuguée

Dominique Gratton

Côté cour, côté jardin

Valérie Asselberghs et Florence Hanoset

La conférence gesticulée : Une forme nouvelle de théâtre incarné

Entretien avec Franck Lepage

Françoise Pétrovitch

Sabine de Ville