Active depuis bientôt 20 ans sur le territoire de la Région de Bruxelles-Capitale, et depuis 2018 en Fédération Wallonie-Bruxelles, Conte en Balade s’est donné pour mission de porter la parole contée là où on l’attend le moins. Mais Muriel Durant le souligne : « Que le mot "balade" ne vous trompe pas : si la promenade est parfois mobile, elle peut également être immobile. Toutefois, les voyages dans les territoires de l’imaginaire sont toujours au rendez-vous. » Le travail de cette association donne un aperçu de la multitude de territoires que le conte peut investir, des singularités de cette itinérance, et de ce qui se noue dans la relation du conte au lieuet au mouvement.
Avec les contributions de Christine Horman et Emmanuel De Lœul, conteur·ses et membres de l’équipe artistique de Conte en Balade et de Charlotte de Halleux, chargée de communication pour Conte en Balade
Déjà, des définitions s’imposent. Nous ne serons pas les seul·es à l’affirmer haut et fort dans les pages de ce numéro, mais taper sur le clou ne nous effraie pas : le conte n’est pas que pour les enfants et ne se limite pas à Charles Perrault et aux frères Grimm. « Conter »… une discipline artistique impossible à contenir dans les limites d’une définition, mais tentons. « Conter » est un art de la scène qui se caractérise par un·e artiste qui narre un récit, témoin et non acteur·rice des évènements en question. L’acte de mise en récit se fait en connexion avec le public, pris en compte dans la création du récit, afin que se rencontrent et dialoguent deux imaginaires : celui du public et celui de l’artiste1. Aujourd’hui, les expressions du contage sont multiples, les artistes qui le portent très divers·es. « Conter » ne se limite pas à un répertoire ni à un groupe d’âge.
Passons au mot « balade » ou « action de se promener ». « Conte en balade » car nous n’avons pas de lieu fixe. Chaque évènement organisé se fait dans un lieu différent. Cela peut être dans un parc, où l’on se promène « pour de vrai » ou dans un lieu insolite où l’on ne quittera pas sa chaise (mais où nous avons transporté, « baladé » le spectacle). Par ailleurs, nous tentons de balader les spectateur·rices dans la diversité du conte en programmant principalement une large palette de conteur·ses issu·es de la Fédération Wallonie-Bruxelles, avec des univers très différents.
C’est la balade qui nous fait2…
Le conte est un art de la scène s’appuyant sur une triangulation entre : conteur·se, public et récit3. Comme dit plus haut, dans le travail de création de l’artiste de la parole, la dimension « public » est indispensable. Plus précisément : de quelle manière j’englobe le public dans mon récit, je l’embarque, je le tiens en compte. On dit, écrit et revendique souvent que le conte est un « art de la relation ». C’est vrai. C’est un art dans le sens où la relation est pensée tout au long du processus de création4.
Dans le cas de notre association, un angle mute cette triangulation en carré : la dimension du lieu. Notre intention est de démontrer la possibilité de vivre autrement (par le conte) des espaces préexistants, de leur ajouter une fonction, bref de les « réinvestir » poétiquement. Le travail de création de l’artiste pour Conte en Balade intègre cette dimension « lieu », l’ambition étant que les récits y résonnent et que cela enrichisse d’autant la rencontre entre imaginaires public/conteur·se.
Gianni Rodari a évoqué le concept de « binôme imaginatif » : deux mots (ou deux idées), avec une distance nécessaire entre eux. « Il faut que l’un soit suffisamment étranger à l’autre et que leur rapprochement soit assez insolite, pour que l’imagination soit obligée de se mettre en branle afin d’instituer entre eux une parenté, afin de construire un ensemble (imaginaire) où les deux éléments puissent cohabiter5. » Dans le cas de Conte en Balade, la combinaison « récit/lieu » ouvre des voies nouvelles dans l’esprit de présent·es, diseur·ses et écouteur·ses.
Des exemples en vrac : un tram des années 1930 et un conte d’amour ; un arbre remarquable et la légende d’un sbire qui coupe les têtes de jeunes filles ; un cimetière et le mythe d’Orphée et Eurydice ; un ancien jardin asilaire et un conte contemporain sur le rapport à la dive bouteille ; la Maison d’Erasme et une version grecque de Cendrillon ; un cinéma et le récit d’un homme devenu femme ; une ancienne salle de spectacle et un conte palestinien sur une oiselle traquée par un chasseur…
Ce parti pris permet d’aborder sous un nouvel angle des lieux d’usage courant. Prenons trois exemples très différents dans nos projets.
La balade contée dominicale dans un parc
Cela peut être le parc proche de chez soi, ou un parc de l’autre côté de la Région bruxelloise car on a trop envie d’entendre ce ou cette conteur·se en particulier. Faire la démarche d’y aller, dans ce parc, diffère d’une « simple promenade ». Le conte, art populaire à l’origine, s’adresse autant au corps qu’à l’esprit6. Il est une parole directe, non un écrit oralisé (l’écrit s’adressant aux absent·es dans un autre temps, et la parole aux présent·es dans l’ici et maintenant7). « La majorité de la population vit aujourd’hui selon des modes désincarnés, abstraits8. » Se mettre en mouvement par la balade, c’est reprendre prise sur le monde à la fois par le canal de la parole conteuse et par le canal de la marche et plus largement du mouvement qui « exige un engagement corps et âme dans le monde9 », qui est « une façon de connaitre le monde à partir du corps, et le corps à partir du monde10 ».
Le parc, lieu de passage, parenthèse verte dans la ville, prend une texture plus prononcée, passe en trois, voire quatre ou cinq dimensions en étant investi par le déplacement et par la parole.
L’investissement d’un lieu insolite
En règle générale, c’est dans ces cas-là que nous devons expliquer à notre public que « en balade » signifie « nomade » car le mouvement est peu, voire pas présent. N’empêche que l’investissement du lieu n’en demeure pas moins un enjeu d’importance. Ainsi, l’organisation d’un spectacle dans un collectif qui occupe un espace de See U11 : l’éphémère du spectacle renvoie à l’éphémère du lieu (qui disparaitra courant 2020). Le conte devient un moment provisoire, fragile car cette configuration (cette artiste dans ce lieu) ne se produira plus. Bien entendu, des « insolites » sont organisées dans des lieux non appelés à disparaitre, comme l’Hôtel de Ville de Bruxelles, le Musée du Tram, le Café de la Rue… Mais le caractère provisoire de nos occupations permet d’approcher la force du conte, apte à créer l’évènement par la magie de la parole contée.
Le projet Raconte-moi ton quartier
Depuis quelques années, en partenariat avec l’asbl ARC-Action et recherche culturelles, Conte en Balade explore différents quartiers de la Région de Bruxelles-Capitale. Dans un premier temps, les conteur·ses vont à la rencontre de personnes qui vivent ou fréquentent un quartier donné et recueillent leurs impressions, représentations, anecdotes sur le quartier. Cette matière leur permettra d’écrire ou d’adapter des contes traditionnels, de reprendre des motifs issus de la tradition en leur injectant le vécu d’un lieu en particulier. La dernière étape de ce projet consiste en une balade contée sur le territoire du quartier en question. Ce projet ambitionne d’insuffler de la vie dans les histoires et du récit, de la fiction, dans la vie des quartiers. Un double mouvement qui, peut-être, faisait partie des processus de transmission du conte dans les sociétés traditionnelles12…
Conclusion non conclusive
L’écriture de cet article nous a fait retoucher du doigt (cela est toujours nécessaire) les enjeux liés au « conte en balade », au conte nomade et à cette spécificité de la parole contée portée là où l’on s’y attend le moins… Chaque lieu, chaque balade, chaque conteur·se, chaque projet nous questionne encore et encore. Certains lieux imposent, se montrent fiers, certains bâtiments sont non remarquables mais puissants, des routes distillent tout le long leur mystère… Déposer mots et paroles là où il y a vie, souvenirs, odeurs, passages est toujours un acte créateur… Du moins est-ce notre vœu le plus cher !
Lire à ce propos Sophie Clerfayt, Emmanuel De Lœul, « Le conte, un art de proximité et de rencontre ? », ARC-Action et recherche culturelles, 2015.
Référence au « On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait. » de Nicolas Bouvier (L’usage du monde, Petite Bibliothèque Payot).
Nous usons du terme « récit » car dans l’art du conte actuel, les récits dits ne se limitent pas aux contes « traditionnels ». On retrouve des adaptations de nouvelles, romans, poèmes, récits de vie, faits divers… Cette liste est non-exhaustive.
Lire à ce propos Muriel Durant, « Comment transformer le spectateur en "spectACTEUR" ? », ARC-Action et recherche culturelles, 2015.
Gianni Rodari, Grammaire de l’imagination. Introduction à l’art de raconter des histoires, Éditions Rue du Monde, 1997-2001.
Propos transmis par Anne Deval, conteuse française, lors d’un moment de formation dispensé à l’équipe de Conte en Balade sur la thématique « Conte et politique ».
Propos transmis par Michel Hindenoch, conteur français, lors d’une formation.
Rebecca Solnit, L’art de marcher, Actes Sud, 2002.
Ibid.
Ibid.
Occupation temporaire des anciennes casernes d’Ixelles.
La question mériterait d’être approfondie, l’objet d’un futur article ?