Comment croquer sans figer l’espace-temps déjà si souvent statique de conférences, qui plus est portant sur le thème de l’exil ? À cette difficulté, les quatre dessinateurs et dessinatrices du Medex se sont frotté·es et offrent tour à tour un contrepoint qui en démultiplie les perspectives.
Deux aspects semblent marquer leurs dessins tout autant qu’ils caractérisent la situation de l’exil : celui d’un mouvement qui floute les contours et les frontières, qui laisse aussi toujours derrière soi ce qu’on aura dû laisser pour partir ; et l’importance de pouvoir rendre compte de singularités qui ne se referment pas sur elles-mêmes, qui restent ouvertes à l’autre puisque dans l’exil il faudra toujours (re)partir. Dans l’exil, garder sur soi un chez-soi, qui sans traces s’estompe, c’est l’une des plus grandes épreuves de celui ou celle qui en fait l’expérience. À cette exigence, les croquis de Dimitri et Sara répondent en dialogue avec ceux de Morgane et Daniele.
Les croquis de Dimitri portent en eux une ambiance, le mouvement de la pensée et des corps aux limites floues, sans pour autant oublier les marques, qui font qu’un individu est reconnaissable parmi d’autres, qu’il ne s’estompe pas dans les souvenirs d’un bloc homogène. L’individu dans la présence qu’il occupera dans la mémoire, ne se confond jamais avec un tout indistinct, sans pour autant s’extraire de la situation qui l’a fait apparaitre.
On retrouve dans les croquis de Sara aussi cette contrainte nécessaire. Les individus croqués, bien que marqués par des traits propres et distincts restent présents sans se figer dans leurs contours. Il y a toujours dans cette absence de silhouettes délimitées une ouverture, autant faiblesse que puissance, qui conserve dans l’identité son altérité radicale, celle propre à l’exil.
Dans les croquis de Morgane et Daniele, un autre aspect se laisse découvrir, toujours aussi sensible à ce qui, dans l’exil, laisse la possibilité d’un ailleurs recommencé. Les traits donnent à voir, même parmi les personnalités les plus reconnaissables, l’humilité de chaque homme et de chaque femme qui a côtoyé ce à quoi force l’exil. Puissance de ces yeux souvent clos et humbles qui accueillent quiconque contemple ces croquis. Certains visages semblent plus déterminés, appuyés dans un geste de fermeté, mais tout de suite ils retombent dans la fragilité de la ligne qui les fait et qui les garde en mémoire.
Pouvoir garder en mémoire ce qui est déjà ailleurs, voilà l’importance du croquis, dessiné sur le vif, dans une urgence de conserver des traces, toujours partielles, incomplètes, fragmentaires d’un évènement. Comme le rappelle Edward Saïd « exil et mémoire sont des notions conjointes, c’est ce dont on se souvient, et la manière dont on s’en souvient qui détermine le regard porté sur le futur »n.
À l’occasion du colloque « Habiter l’exil », nous avions invité le Musée éphémère de l’exil (Medex) à faire des croquis de l’évènement. Les œuvres étaient accrochées au fur et à mesure sur les murs de La Bellone durant la soirée. Le Medex est comme son nom l’indique une structure éphémère, toujours en mouvement. En contrepoint d’un musée classique, ses projets sont mobiles et ne s’organisent pas sur les modes hiérarchiques et séparés du monde artistique (curateur·rice, technicien·ne, artiste, etc.). Les projets et les collaborations sont toujours à recommencer, à la manière dont l’exil reconfigure à chaque déplacement les places qu’occupe tout un chacun.
Edward Saïd, Réflexions sur l’exil et autres essais, Actes Sud, 2008.