Louis Pelosse
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Dossier

Sortir du déni, imaginer demain

Entretien entre Zelda Soussan et Ruggero Franceschini, metteur·ses en scène au sein du LUIT (Laboratoire Urbain d’Interventions Temporaires) et François Schuiten, dessinateurn

22-07-2022

L’accélération continue de nos vies et la saturation inédite du « maintenant » qu’elle engendre nous empêchent de penser le long terme. Nous ne partageons plus d’horizon commun vers lequel tendre collectivement. Heureusement, certain·es artistes nous proposent des visions de ces futurs, désirables ou non, et nous forcent à une projection nécessaire. C’est le cas de Zelda Soussan et Ruggero Franceschini, metteur·ses en scène au sein du LUIT (Laboratoire Urbain d’Interventions Temporaires) et de leur dôme géodésique. C’est le cas aussi du dessinateur François Schuiten, invité avec d’autres par l’Armée française à imaginer les périls de demain.

« Nous avons pour objectif d’adapter votre mode de vie actuel aux prévisions climatiques à venir. Notre protocole d’accélération du temps vous permet de participer à l’adaptation de votre territoire sur plusieurs générations. »
LUIT, Manuel d’adaptation à la planète Terre

Ruggero Franceschini : On s’est rencontré·es avec Zelda durant la pandémie juste après le premier confinement. Nous sommes arrivé·es à Métropolis, un lieu de création artistique à Copenhague, durant la résidence Mapping the city en juillet 2020, avec deux points de vue : Zelda s’intéressait au concept des communs et moi aux guides, notamment aux guides ornithologiques, toute la littérature taxonomique, et les différentes tentatives de l’espèce humaine de contrôler et de classifier. Nous avons trouvé un terrain commun en combinant ces deux aspects. Et nous avons écrit une sorte de guide de survie pour un futur flottant, dans le contexte spécifique de Copenhague.

Zelda Soussan : Nous avons rencontré une communauté à Fredens Havn qui est en bordure de Christiania, cette zone autonome depuis les années 1960 en plein cœur de la ville, et qui vient d’être démantelée. En rencontrant les gens sur place, on a été introduit·es dans un cercle d’ancien·nes traders, d’artistes, de gens qui avaient retapé des bateaux abandonnés, donnés par la mairie et qui les avaient regroupés pour en faire une communauté flottante. Une communauté qui vivait au-dessus de l’eau et qui protégeait des espèces d’oiseaux. On s’est dit voilà des gens qui ont un pas d’avance sur le reste de la société à Copenhague qui va devoir s’adapter à la montée des eaux et qui prévoit déjà de construire des iles artificielles flottantes pour 2070. On voulait identifier dans la ville ces types de communautés et ces types d’usager·es de l’eau, autant des designers d’espaces flottants très chics, que d’autres qui travaillaient sur le camouflage de leur maison dans Christiania pour qu’on ne les voie pas. Et les faire se rencontrer pour créer cette communauté du futur de la ville.

Notre performance est née de cette expérience à Copenhague : des adaptateurs et des adaptatrices implantent leur station dans un espace public passant, sur une place ou dans une rue. Celle-ci se compose d’un dôme géodésique et d’une grande antenne barométrique. Pour écrire le Manuel, les adaptateurs et adaptatrices vont faire vivre une expérience au public participant. Chaque après-midi, trois ou quatre générations se succèdent à intervalles réguliers. Chaque génération est introduite au climat de son temps (départ en 2050, 2100, 2150 …) puis vit 50 ans en accéléré. L’expérience commence à l’antenne barométrique : des groupes de 15 personnes sont invité·es à visiter la ville dans son climat du futur. La simulation du changement climatique se fait grâce à des aquascopes, des désertiscopes ou des tropicoscopes – des lunettes colorées et texturées – en suivant le son de la voix d’un adaptateur ou d’une adaptatrice qui transforme le paysage urbain. Les membres du groupe effectuent ensuite une séance de design d’adaptation. Ils et elles choisissent un bâtiment ou un élément naturel de l’espace public qui devient le pilier de leur communauté pour traverser les 50 prochaines années. Chaque participant·e est encouragé·e à se créer un rôle dans ce monde en construction. Le groupe entre dans le dôme géodésique pour être projeté dans le futur : une horloge signifie le passage des années, 1 minute étant égale à 1 année. À l’intérieur, les participant·es découvrent un message laissé par la précédente génération qui leur partage ce qui s’est passé pendant les 50 dernières années. De soudaines complications liées à des enjeux climatiques et sociétaux sont communiquées en direct par les adaptateurs et adaptatrices, et le groupe doit se poser ces questions : « Que voulons-nous vraiment garder et comment ? Que devons-nous abandonner pour ne pas aggraver la situation ? Que pouvons-nous inventer ou adapter pour nous aider ? » Un·e adaptateur·ice dessine sur les murs du dôme pour représenter les choix et les inventions de la génération en cours. Quand les 50 minutes sont terminées et que le public sort du dôme, la prochaine génération y entre. Les 15 personnes sont alors accompagnées par un·e adaptateur·ice dans un rituel de décompression pour prendre de la distance, questionner l’expérience.

Chaque après-midi, trois ou quatre générations se succèdent à intervalles réguliers. Chaque génération est introduite au climat de son temps (départ en 2050, 2100, 2150 …) puis vit 50 ans en accéléré.

R.F. : François Schuiten, la transformation de l’espace public en un théâtre (d’opération), est précisément au cœur de votre pratique. Vous êtes parti d’un problème à Bruxelles, le façadisme, pour imaginer des villes du futur. Par exemple, dans Le Dernier Pharaonn, vous partez d’un bâtiment réel, le Palais de Justice de la place Poelart, envahi par les eaux, et il devient le pivot de l’histoire, presque le personnage principal.

François Schuiten : C’est un bâtiment réel mais il s’y déroule plein d’histoires insensées depuis sa construction, tout est fou dans ce Palais ! J’ai appris à le dessiner et à le comprendre. Il raconte des choses sur la ville, le pays. Quand on dessine, on apprend à regarder, on apprend à aimer, et on fait un livre : c’est une façon de le défendre, de le mythologiser. Ce bâtiment, si on ne le regarde plus, il meurt.

Z.S. : Quand on fait du design d’adaptation, on demande aux participant·es de se mettre en face d’un bâtiment, et à partir d’un aspect, de recréer un usage. Comment feriez-vous cet exercice avec le Palais de Justice ?

F.S. : J’arpente ce lieu depuis que j’ai 18-20 ans. Il y a des tas de récits, de rumeurs, de légendes autour de lui. Il faut comprendre pourquoi il a été rêvé, imaginé, construit, dessiné. J’ai envie d’abord de l’écouter, puis de le dessiner pour apprendre à le décrypter. Il faut revenir inlassablement le voir, tourner autour, la nuit, le jour et puis tout doucement il entre en vous. Il a fait rêver Hitler et Albert Speer mais aussi Orson Welles qui voulait y tourner Le procès. Les lieux sont chargés de rêves. Je me relierais à toutes les histoires qui sont là, qui sont un peu endormies, oubliées et puis ensuite je travaillerais l’imaginaire des gens d’aujourd’hui.

Z.S. : Pourriez-vous nous parler de l’expérience de la Red Team ?

F.S. : C’est une proposition des universités de Paris Sciences et Lettres, qui ont répondu à un appel d’offre de l’Armée française pour essayer de prévoir les grands dangers que pourrait rencontrer une nation comme la France en 2040- 2060. C’est très très prospectif. J’étais surpris de cette demande, ça m’a beaucoup interrogé, j’ai beaucoup hésité… Mais le fait que cela soit pensé avec des universités et un comité d’éthique et scientifique rendait les choses très intéressantes. Ils ont demandé à cinq autres auteurs et autrices de science-fiction d’élaborer des récits qui pourraient déstabiliser un pays comme la France. Ça a été passionnant de dialoguer, de chercher, d’être entouré d’expert·es, pour voir si nos idées pouvaient trouver sens. Il y a par exemple un scénario avec ces nouveaux groupes de pirates qui apparaitraient dans le cas où des zones seraient totalement inondées. On part sur des zones précises, on analyse ce qui peut se passer : comment une ville qui flotte se reconstruit, et comment il se crée aussi des zones de non-droit où l’armée n’a pas accès ? On ajoute une population infiltrée par des gens mal intentionnés. Comment un État arrive-t-il à gérer cela ?

Z.S. : Comment avez-vous travaillé avec l’Armée ?

F.S. : La ministre de l’Armée avait dit : « Faites-nous peur ! » Je trouvais que c’était une proposition intéressante. L’Armée a mis ses meilleurs éléments en face de nous pour nous aider à élaborer des scénarii qui soient crédibles et en même temps très prospectifs. On s’est installé.es dans cette tension entre une vision très audacieuse et en même temps très appuyée. Il y aurait des réfugié·es qui iraient dans ces zones. Pas seulement des populations qui fuiraient mais d’autres qui désireraient y aller, par refus des règles d’une société de puçage… Il y aurait un conglomérat complexe et hybride, avec des gens de bonnes et de mauvaises intentions. Et face à cette population flottante qui grandit, on a développé toute une série de technologies. Que fait-on quand il y a des difficultés ? Comment intervient-on ? Puis, l’Armée met ses meilleurs éléments pour réagir à notre scénario. On obtient un laboratoire d’idées troublant, déstabilisant et crédible.

Z.S. : L’Armée réagit en direct ?

F.S. : Pas toujours. Après des séances, les militaires sont parfois interloqué·es : « Qu’est-ce que c’est encore que cette idée de fou ? » Et puis après on construit. Au début, beaucoup disaient : « Qu’est-ce que vous allez foutre avec des écrivain·es ? » Et puis en fait, curieusement, il s’est créé quelque chose. Je n’en revenais pas que l’Armée puisse demander à des auteurs et autrices de science-fiction de leur prévoir l’avenir. Parfois, on a des idées préconçues. L’Armée a toujours eu historiquement une guerre de retard, je crois qu’elle s’en souvient un peu. Elle était avec des chevaux en 1914, avec des masques à gaz en 1940. Je crois qu’il y a un certain nombre de gens qui pensent que l’Armée doit se préparer au vu du rythme des évolutions technologiques, dans un monde qui s’affole, extrêmement complexe et difficile à décrypter.

On part sur des zones précises, on analyse ce qui peut se passer : comment une ville qui flotte se reconstruit, et comment il se crée aussi des zones de non-droit où l’armée n’a pas accès ? On ajoute une population infiltrée par des gens mal intentionnés. Comment un État arrive-t-il à gérer cela ?

Z.S. : L’Armée ne communique pas complétement sur ce projet. Pourquoi cette confidentialité ? Pourrait-elle se servir de votre travail pour concevoir un nouvel armement par exemple ?

F.S. : Il y a des récits qui restent confidentiels et d’autres que l’Armée accepte de communiquer. Non pas parce qu’elle pense que cela va avoir lieu mais parce qu’elle y met des éléments qu’elle considère confidentiels. Pour ce qui est des armes, non on n’est pas là pour ça ! Je leur ai tout de suite dit, ne comptez pas sur moi pour dessiner des armes, j’ai horreur de ça, ça ne m’intéresse pas. Par contre, ce qui est intéressant c’est d’imaginer une société qui déraille, qui va dans le ravin, d’envisager un monde dystopique, même si au bout d’un moment j’ai voulu donner ma démission parce que ça me tapait un peu sur la tête d’imaginer tout ce qui nous attend. Il faut aussi être utopistes comme vous pouvez l’être, très positif·ves, pour voir comment on va s’adapter, avoir une vision constructive et souple sur le futur. Avoir la capacité d’affronter ces deux dimensions du futur dans ses extrêmes me semble absolument indispensable.

R.F. : Qu’est-ce qu’on devrait collectivement mettre en place pour inventer une fiction anticapitaliste militante ?

F.S. : C’est curieux que l’Armée française fasse cet exercice. Pourquoi est-ce que les banques ne le font pas aussi ? Parce que voilà un monde extrêmement opaque et fermé ! Heureusement, il y a de nouveaux modèles de banques qui se créent, mais pourquoi faire perdurer l’ancien modèle ? Pourquoi est-ce qu’on ne l’imagine pas dans des tas de domaines ? Par exemple : le chemin de fer dans 40 ans. On n’a plus d’ima- ginaire, on n’a plus d’espace qui se projette. Ce qui m’a étonné, c’est que ça vienne du milieu le plus fermé qui soit. L’Armée a fait cet effort, alors qu’elle prenait le risque de perdre son statut, son image : « Quoi, vous allez travailler avec ces rigolos, ces dingues ? » En fait, il faut oser, oser casser, oser imaginer des choses. On est dans un monde très courtermiste, il faut se projeter à 40 ans ! On peut imaginer le meilleur, mais on doit aussi être capables de regarder la face sombre.

 

Image : © Louis Pelosse

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Cet échange a eu lieu dans le cadre d’une résidence/recherche proposée aux membres du LUIT par La Bellone. Ce dispositif intitulé « one to one » est à écouter en intégralité.

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Thomas Gunzig, François Schuiten, Jaco van Dormael, Le Dernier Pharaon, Blake et Mortimer, 2019.