La peur de l’ennui et la hantise du retard : deux expressions du malaise temporel qui, selon Hélène L’Heuillet, caractérise notre époque. La conjugaison des deux nous pousse dans une course folle. Or cette course ne nous fait-elle pas perdre quelque chose ? Dans notre situation post-pandémie de Covid-19, et à l’heure du tout productivisme qui fait du temps la clé de voute du profit, que pouvons-nous apprendre de ce temps continu de l’urgence ? Pouvons-nous y trouver des renversements, ou du moins des leviers de résistance ?
Le temps est devenu le problème principal du sujet humain contemporain. On est souvent saisi·es de la nostalgie de l’époque supposée où on en « avait », particulièrement celui qu’on ne consacre qu’à soi. C’est ainsi que l’on engage avec la temporalité une lutte destinée à la contrôler, ou à la combler quand elle nous met face au vide. Le malaise temporel est multiforme, mais plusieurs symptômes le caractérisent : course folle, ennui, hantise du retard et sentiment de l’urgence. Ces expériences temporelles sont reliées les unes aux autres. Pour ne pas s’ennuyer, on court et quand on court d’urgence en urgence, on risque en premier lieu d’être en retard. Comment en est-on arrivé·es là ? Comment distinguer, dans ce malaise, ce qui relève de la spécificité de notre époque et ce qui appartient à la structure de notre relation au temps ? Qu’avons-nous perdu dans la course folle ? Comment y résister pour retrouver une relation subjective au temps et s’installer autant que possible dans une temporalité vivante et non aliénée ?
Accélération
Le malaise dans la temporalité prend d’abord la forme de l’accélération. En 1952, dans Race et histoire, Claude Lévi-Strauss remarquait que la révolution industrielle était un phénomène de cumul d’inventions seulement comparable à la révolution néolithique, qui environ 10 000 ans avant notre époque, avait vu le début de l’agriculture et de la sédentarité. Mais le numérique, depuis la fin du XXe siècle, a donné un nouveau coup d’accélérateur à l’histoire. L’accélération technologique a entrainé un changement de paradigme existentiel. La vitesse de l’intelligence artificielle a rendu mornes les rythmes lents ou tout simplement les variations d’intensité. L’accélération de l’ordinateur porte à intensifier à la fois le travail et la vie. Au bureau ou dans son jardin, en vacances ou au travail, on chasse les temps morts et les intervalles vides. Gestionnaires de notre temporalité, nous entretenons à celle-ci un rapport de rentabilisation, en trouvant toujours de petites choses à caser dans les petits bouts de temps, et en nous efforçant de mettre à profit chaque seconde de nos loisirs. L’accélération n’est rien d’autre qu’une forme de capitalisation du temps, et un rapport capitaliste au temps.
L’entrée de la temporalité dans une logique de profit s’est produite de la même manière que le productivisme industriel, par le morcellement. Nous fragmentons le temps pour pouvoir le rentabiliser, comme, au début du capitalisme, on a fragmenté les métiers pour rentabiliser le travail. Au morcellement des opérations dans la manufacture, étudiée par Adam Smith puis par Marx, correspond ici un morcellement du temps en vertu duquel nous devenons incapables de nous installer dans la temporalité. Tout est définitivement toujours trop long, qu’il s’agisse de l’attente aux caisses dans les magasins, du temps de lecture des livres et même parfois des journaux — qui, de plus en plus souvent, nous indiquent combien de minutes la lecture d’un article nous réclamera. Les films du cinéaste japonais Yasujiro Ozu, le peintre du temps, ne sont plus à la mode, leur rythme lent étant devenu insupportable à des spectateur·ices qui exigent, pour être captivé·es, un suspens haletant rendu possible par une fragmentation du temps en instants artificiellement déliés les uns des autres.
Le grand confinement du printemps 2020 causé par la pandémie de Covid-19 a semblé promettre une pause. Mais le recours au télétravail inaugura de nouvelles injonctions. De nombreux manager.euses, redoutant que leurs équipes en télétravail ne soient saisies de paresse ont intensifié les tâches, contrôlé le travail dit « effectif » et dérégulé le temps en donnant des consignes à toute heure du jour, de la soirée et de la nuit.
Destruction du temps, destruction du travail
Si même une pandémie ne peut transformer le rapport au temps dans le travail, c’est que la conception du travail est fondamentalement en cause dans notre rapport aliéné au temps.
Ce prélèvement invisible a connu des étapes. Nous en sommes au point où il a fallu rogner tous les temps dits « morts ». Dans les années 1980, l’entreprise Toyota eut l’idée de faire subir un régime « amaigrissant » à ses couts de production ou de livraison. La seule solution pour y parvenir, alors que l’on était au bout de l’utilisation des capacités de travail des ouvrier·es et des cadres, fut de réduire tous les intervalles qui demeuraient entre les moments de la journée. On a nommé cette opération « lean management ». Le plus surprenant réside dans le succès non seulement économique mais idéologique de cette trouvaille. Jusque dans les professions intellectuelles, on calcule aujourd’hui un supposé « temps effectif », par exemple, celui passé à écrire pour les chercheur·ses ou à enseigner devant élèves pour les enseignant·es. Pourtant, les temps « morts » font partie du travail vivant pour quiconque n’est pas (encore) un robot. Le cerveau aussi est de la chair humaine.
Temps « intelligent » et temps subjectif
Le corps gêne à l’heure du numérique. Le numérique est un outil indispensable de l’exploitation temporelle. Il nous donne l’heure exacte et permet donc un contrôle temporel plus strict que les sévères disciplines du début de la révolution industrielle. De plus, en gagnant tous les métiers, il supprime les empêchements de travailler. Une grève ne justifie plus d’arrêt de travail ; il suffit de passer en télétravail, et du présentiel au distanciel. Le temps réglé sur l’intelligence artificielle inaugure une nouvelle servitude. On ne se projette plus dans le temps. Il ne peut plus y avoir de projets de sociétés, d’utopies, car ce sont des projections venues du désir. Or, le désir demande du temps, au contraire des impulsions subites et immédiates que le marché de la consommation encourage.
Le temps du retard est un temps précieux parce qu’il nous rappelle la réalité subjective du temps. Prendre le temps d’être en retard, c’est se rappeler qu’on est un corps et que le temps n’est pas une marchandise qu’on pourrait s’approprier et rentabiliser.
Dormir devient un défi dans la société du manque de temps. Plus on contrôle son temps, moins on dort, puisque dormir ne devient possible que lorsque toute instance de contrôle se met elle-même en sommeil. Dormir suppose de s’installer dans un temps subjectif, de prendre le risque de ne pas se réveiller, de ne pas se réveiller à temps, de ne pas entendre le réveil, voire d’oublier de régler son réveil. Ce geste aussi simple que s’endormir implique un rapport au temps très complexe. Il faut changer de logique temporelle, rompre avec les sources d’excitation, sentir le temps pour ne plus le sentir.
Le retard contre l’urgence
Résister à notre aliénation temporelle implique de savoir rompre avec les termes de cette aliénation. Or, ce n’est pas le cas quand, pour échapper au malaise dans la temporalité, nous cherchons à contrôler notre temps, à remplacer des urgences par d’autres urgences, ou à récupérer du temps. C’est bien au contraire avec ce manque que représente le temps que nous devons nous réconcilier, car avec le temps, nous travaillons toujours à perte. C’est dans cette perte seule que nous trouvons notre place de sujets existant à telle ou telle époque de l’histoire. Dans la mesure où toute résistance dépend des conditions historiques singulières qui nous incombent, la réconciliation avec le temps subjectif passe aujourd’hui par le retard. Le retard est à la fois la conséquence de la course folle et une expérience de rupture avec sa logique.
Bien entendu, il ne faut pas confondre le retard avec ces techniques de pouvoir qui consistent à faire attendre une personne pour lui faire sentir qu’elle est dominé·e. Le vrai retard ne peut être systématisé. Même quand on en est à l’origine, il est involontaire, se produit par surprise, comme un de ces ratages que la relation au temps rend inévitable.
Le temps du retard est celui de la culture. La culture nous projette dans une temporalité antinomique avec celle de l’accélération, dès lors du moins qu’elle ne se réduit pas à une « piqûre de vitamines pour hommes d’affaires fatigués »n. Non seulement la culture nous dépayse en nous emmenant sur les traces de ce qui n’est plus ou de ce qui ne se trouve pas sur notre chemin, mais elle nous fait partager la temporalité d’œuvres qui, même si leur candidature à l’éternité n’est pas toujours retenue, nous installent dans la durée d’une permanence et nous procurent le plaisir de nous attarder. Cette temporalité est ce qui rend le monde habitable, comme l’a montré Hannah Arendt ; elle nous permet « d’oublier les soucis, les intérêts, les urgences de notre vie »n.
Conclusion
Le temps du retard est un temps précieux parce qu’il nous rappelle la réalité subjective du temps. Prendre le temps d’être en retard, c’est se rap- peler qu’on est un corps et que le temps n’est pas une marchandise qu’on pourrait s’approprier et rentabiliser.
Image : © Louis Pelosse
Jean-Larent Cassely, La révolte des premiers de la classe, Arkhe, 2017.
Hélène L’Heuillet et Frédéric Worms, Temps de travail et temps au travail, Fondation Jean-Jaurès, février 2022.
Sheerazad Chekaik-Chaila, « D’ex-salariés de Buitoni témoignent: “Ils ont sacrifié les règles d’hygiène pour produire, produire, produire”», Libération, 5 avril 2022.
Éva-Marie Golder, Un temps pour apprendre, un espace pour penser, Retz, 2021, p. 36.
Walter Benjamin, Le narrateur, (1936), Écrits français, Gallimard, 1991, p. 213.
Theodor Adorno, Notes sur la littérature, (1958), trad. Sybille Muller, Flammarion, 1984, p. 430.
Hannah Arendt, « La crise de la culture », in La crise de la culture, Huit exercices de philosophie politique, (1961), trad. Barbara Cassin in L’humaine condition, ed. Philippe Raynaud, 2012, p. 774.