C’était un soleil de midi, lourd, vertical, sans pardon. Le muletier avançait lentement suivi de son charroi de mules. Elles allaient le pas régulier sur la sente le long des prairies. De temps en temps, l’une ou l’autre s’ébrouait, piquée par un taon au plus tendre du cuir. Elles cheminaient avec indolence, attachées à la longe de la précédente qui ne renâclait pas, c’était leur vie de mule qui allait depuis toujours dans ces modestes et lourdes besognes.
Soudain, un hennissement, une sorte de sirène dans cette molle campagne, un cheval, peut-être mordu lui aussi par des nuages d’insectes, se mit à galoper, s’arrêter, à repartir de plus belle, à secouer à se rompre le cou sa crinière ivoire. C’était une furieuse exhibition que les mules admirèrent en arrêtant net la colonne. Elles le regardaient se tordre, se disloquer dans le brouillard de chaleur qui coulait jusqu’à la borne des prés.
Une d’elles, la plus âgée, secoua la tête jusqu’à ce que la longe rompe et regarda ses voisines en brainissant. Elles se mirent aussi à agiter la crinière jusqu’à ce que le remous des longes remonte jusqu’au muletier qui tourna la tête vers ses bêtes et découvrit alors une longue suite de regards tendus vers le cheval. Il n’avait jamais vu ça de sa vie de muletier, des mules à ce point troublées par un cheval.
La première sauta la petite barrière et s’élança pour l’accompagner dans une lente sarabande, elle tournait, repassait, s’arrêtait, reprenait sa danse en cercle autour de l’étalon.
Une deuxième les rejoignit en trottinant, puis une troisième et enfin toute la bande des mules. Elles commencèrent à l’envahir littéralement, à le cerner sans malice mais plutôt dans une sorte de froide détermination, elles resserraient le cercle, dans une stratégie cruelle qui avait des allures de vengeance.
Le cheval fut vite submergé, elles le piétinèrent en cadence en claquant des sabots et quand il ne fut plus qu’une masse sanglante et brisée, elles remontèrent lentement se remettre en ligne sur le sentier.
Image : © Louis Pelosse