La dernière campagne présidentielle française l’a démontré une fois de plus : aucun « projet » ne prend la mesure de la bifurcation nature-culture qui s’impose. Sortir de la croissance est un impensé politique. L’imaginaire ne suit pas. L’œuvre d’Emelyne Duval, dont une nouvelle phase était montrée au musée des Beaux-Arts de Mons (BAM) jusqu’à la fin du mois de mai 2022, est de celles qui aident à l’émergence d’un imaginaire susceptible de rouvrir le champ des possibles.
Depuis toujours, Emelyne Duval est collagiste. Depuis toujours, parce que cela ne semble pas strictement corrélé à son apprentissage d’une expression esthétique, mais s’inscrit dans une activité organique, biologique, tendant vers un métabolisme spécifique entre intérieur et extérieur, moi et l’autre, chair et symbole. Depuis toujours, enfin, parce que « toujours » est une catégorie temporelle sans bords, sans tic-tac d’horloge, qui échappe à l’individuel et aux destinées propres d’une espèce bien déterminée. Le « toujours » rayonne forcément depuis les confins communs à toute forme de vivant.
Ce qui donne toute sa force au titre de sa dernière exposition au BAM : « Souviens-toi ». L’invitation est plus particulière qu’il n’y parait : l’artiste ne présente pas des œuvres tissées de ses souvenirs personnels comme fruits d’une remémoration aboutie. Elle n’invite pas à visiter les beautés d’une subjectivité insulaire. Elle dit plutôt : « Dans mes collages, retrouvez une part de votre mémoire occultée, des reflets de votre histoire, passé, présent et futur. » C’est parce que les assemblages d’Emelyne Duval cristallisent des pépites ramassées sur la plage du vaste inconscient collectif où l’océan d’images, depuis que des organismes imaginent comme ils respirent, précipite ses vagues. Encyclopédies, dictionnaires, magazines, romans photos, catalogues, imagiers, albums photos de brocantes, tout est passé au crible, débité en unités visuelles et, dans un ressac incessant, les neurones-doigts-ciseaux produisent des assemblages toujours changeants. Ils questionnent et décloisonnent ces représentations du monde
– savantes, populaires, esthétiques, mythiques –, mélangeant les temps, les genres, les espèces, les outils, les organes, invoquant une autre humanité, posant les bases d’une capacité à raconter autrement la fabrique de l’être humain. Chaque œuvre est une fenêtre, une porte d’entrée « dérobée » (elle se révèle telle selon l’interprétation de celui ou celle qui la regarde), vers ce que charrie ce méga-flux. L’intuition de l’artiste qui la conduit à sentir par quel air de famille tel fragment d’image s’associe à tel autre, fait en sorte que des fils de récits se rendent disponibles, pour s’échapper, se saisir d’un autre récit de soi et des autres. Adam et Ève, Aphrodite, Morphée, Icare, tout l’imagier qui pour certain·es fige à jamais une « civilisation à défendre » revient ici à la surface en révélant non pas des racines inamovibles mais flottantes, d’emblée oniriques. Dans une dynamique qui libère l’imagination : souviens-toi, se souvenir comme action de libération, de relecture libératrice des origines de nos désirs.
Longtemps, ses collages étaient ramassés, morceaux rapportés et parties dessinées. Aujourd’hui, elle présente de nouvelles formes où les figures hybrides – issues du découpage, du bricolage, du montage et remontage d’images trouvées éveillant l’impression de « déjà vu » – essaiment dans la force centrifuge d’une peinture de fonds. Des toiles où palpitent l’ici et l’ailleurs. Ces surfaces peintes évoquent des zones atmosphériques de fresques Renaissance, les vestiges de pigments d’antiques décors presque effacés, avec des ombres et des effets de revenance comme en produit le vent à la surface de vastes étangs qui semblent enfermer la mémoire du temps. Quelque chose du fait rustique de peindre, là, dilaté, recommence, revient. Et les êtres pluriels agencés par Emelyne Duval y jouent une diaspora de récits anarchiques, pour s’ancrer dans le vivant, autrement. La manière dont les individus – humains, non-humains, archétypes, chimères – apparaissent et se déplacent sur ces étendues peintes remet en cause toute hiérarchie qui, en fonction d’une vision unique de l’évolution de l’être humain sur terre, a soumis les imaginaires à l’impératif téléologique. Il n’y a plus de hiérarchie, que ce soit entre l’image d’une déesse et celle d’une femme ordinaire, entre un poisson et un·e enfant, un visage et une fleur, mais du relationnel fluctuant. Par rapport aux rôles assignés aux un·es et aux autres au sein d’une société jugée indépassable (l’économie de marché) – et donc avec un imaginaire organisé, en vase clos, qui doit assurer la reproduction des fondements de cette organisation sociale –, les créations d’Emelyne Duval provoquent des décalages, des contretemps, des dérapages. Avec la force du recommencement. Recommencer, « c’est recréer, par de nouveaux montages effectués sur un matériau composite – choses survivantes du passé, choses urgentes du présent, choses à imaginer pour le futur –, des configurations capables de rouvrir le temps, de réactiver des possibles jusque-là passés inaperçus, des désirs jusque-là censurés. Ce qui se recrée dans le recommencement, ce serait peut- être le contretemps surgi de toutes ces “réouvertures”, de tous ces soulèvements dans le tic-tac faussement immuable de l’horloge à pouvoirs. »n S’engager dans de l’interprétation inédite face à une œuvre, ce n’est pas juste flatter l’égo dans sa production de subjectivité, celle-ci pouvant parfaitement concorder avec le tic-tac de « l’horloge à pouvoirs ». Ce qui compte, ce sont les interprétations qui vont faire contretemps, réouverture, contribuer à « réactiver des possibles ». Si d’innombrables créations artistiques se mettent au diapason du tic-tac dominant, le genre de celles que produit Emelyne Duval est propice à « rouvrir le temps ».
Pour aller vers des temps où le dialogue est permanent, souffle vital, haletant, traversant précisément diverses temporalités et géographies, et attestant du fait que rien ne se crée à partir de rien, depuis un cerveau d’artiste isolé de tout le reste, génial. Et cela, traduit dans une pratique concrète de collage, bouleverse la notion de propriété et renforce les conditions d’interprétations complètement libres. « Souviens-toi » signifie bien que ce que vous regardez, créé par une artiste bien identifiée, bien individuée, vous appartient aussi. « Souviens-toi » côtoyait « De terre et de ciel », l’exposition que le BAM consacrait aux œuvres religieuses d’Anto Carte. Et un travail de correspondances subtiles s’établissait, via des atmosphères, des thématiques, des figures, des mouvements, des lumières, des ténèbres. La spiritualité d’Anton Carte est redéployée dans une dynamique plus anarchiste, moins affiliée à la religion chrétienne, et moins anthropocentrée. L’enfant prodige devient la fille prodige. Certains tableaux sont repris, pas tels quels, mais au niveau de leur dynamique, révélant leur force cachée de « contretemps », via la réappropriation. Voilà, par exemple, L’effort, un homme ployé dans sa barque en lutte avec l’eau, le courant, en lutte mais faisant corps avec ces éléments, visibles et invisibles. Emelyne Duval va plonger dans la part occulte du tableau, ce qui se joue sous la barque, et révèle l’empreinte de ce combat à même la surface du fleuve, profondeur abyssale où esquif et rameur ont été engloutis. Au loin, les lueurs d’une planète enfouie, aquatique. Le geste du nocher, infime, flotte dans l’espace, survivance fragile, fantôme. Et puis voici le cadavre bouleversant du mineur, si présent chez Anto Carte, souvent « christique », très « descente de croix », qui devient ici, avant tout, verticalité tellurique, vertigineuse, qu’une prêtresse en lévitation pique de son couteau, rappelant la longue histoire tragique du creusement de la terre, depuis le premier silex jusqu’au néant actuel, l’exténuation de la planète et la crise climatique.
Sous l’épure d’un infini nuageux et d’une montagne laiteuse, une silhouette XIXe, forcément masculine, perplexe, observe une jarre rendue à sa liberté, échappant à l’assignation de l’interprétation freudienne qui y voyait la femme. Les possibles s’ouvrent et l’homme recommence à rêver à d’autres concordances entre mots et choses, idées et formes, nature et culture. Des rêves remués à l’instar de ceux que colportent ces drôles de personnages, indifférents au bien et au mal, facétieux, et qui surgissent dans plusieurs des collages et peintures d’Emelyne Duval. Comme ses avatars intenables, inclassables, en sursis, par exemple à tête de renard, reliant mythes sans âges, immuables, dans le marbre, et mythes en train de se forger aux fonds des nouveaux univers virtuels, remontant et surgissant aux frontières encore inexplorées, échappant et se rebellant contre l’ordre capitaliste qui les a engendrés, hors-la-loi.
Image d’en-tête : © Emelyne Duval, «La Jarre»
Technique: mixte (peinture, collage)
Acryliques, néocolors, divers papiers
Format: 75 x 116 cm
Georges Didi-Huberman, Imaginer Recommencer, Minuit, 2021, p.538.