Dans le sillage de la parution du dossier « Culture populaire » du Journal de Culture & Démocratie n°52, nous avons rencontré Clara Bellemans Moya, qui montait à l’INSAS un projet de création théâtrale au départ d’un langage footballistique. Nous l’avons interrogée sur ce choix de mariage improbable entre un univers généralement associé à la culture populaire et un autre plus souvent associé aujourd’hui à un public bénéficiant de davantage d’accès socio-économiques. Pour Clara, elle-même coéquipière dans une équipe de foot féminin, ces deux univers ne sont finalement pas si éloignés : au fond, c’est du spectacle vivant.
Propos recueillis par Hélène Hiessler, coordinatrice à Culture & Démocratie
Quelques mots pour vous présenter, vous situer ? Dans votre parcours, est-ce qu’il y a des thèmes de travail qui vous ont tenu particulièrement à cœur ?
J’ai 25 ans, j’habite Bruxelles où je suis en dernière année de mise en scène à l’INSAS. Avant ça, j’ai fait deux ans en langues et littératures romanes à l’ULB mais je me suis vite aperçu que je manquais de méthodologie. J’étais très assidue en cours mais au moment des examens, je n’y arrivais plus. J’avais besoin de faire quelque chose de mon corps. C’est là que j’ai commencé l’INSAS, que j’adore.
Je m’intéresse particulièrement au travail du corps : ça se retrouve dans mon projet de fin d’études, Play (plaies), mais aussi dans mon choix pour la « carte blanche » de l’année dernière. La carte blanche est un format de 15mn, de thème libre, avec une distribution d’acteurs et d’actrices imposée. J’ai choisi de travailler sur la boxe. J’en avais fait, et je trouvais ça très théâtral : le rapport au duo, le fait d’être sur un ring comme sur une scène, la représentation, etc. Avec les acteurs et actrices de cette carte blanche, on a utilisé le langage corporel de la boxe pour raconter une histoire d’amour. Et je me suis rendu compte que j’aimais bien utiliser un protocole et un langage physiques pour raconter autre chose. Après la boxe, j’ai travaillé sur le foot pour mon projet de fin d’année, Play (plaies).
Parlez-nous de Play (plaies).
C’est une pièce de théâtre de 30mn, qui parle d’un collectif, d’un chœur de corps qui, ensemble, sont porteurs de paroles. Quand on a commencé les répétitions, j’avais préparé des consignes d’écriture et de travail physique au plateau. J’arrivais en disant : voilà, vous avez un jour ou 30mn pour écrire ceci, ou cela. Au cours des répétitions l’idée est venue de parler de la figure du père : on parlait du foot, et de ce qui était, pour chacun·e, la première rencontre avec ce sport, et on s’est rendu compte que c’était souvent lié au père − qui y emmenait ses enfants, ou regardait les matchs avec elles et eux, qui parlait de certains joueurs, etc. Je me suis dit que c’était un bon prétexte pour s’adresser au père, et c’est ce que fait Play (plaies) : c’est une adresse générale et collective aux pères.
L’ingrédient scénographique de Play (plaies), c’est le foot. Le sport et le théâtre semblent à première vue deux univers assez éloignés. Pourquoi ce choix ?
Peut-être que les ambiances, les univers, les publics qui font du foot et du théâtre sont éloignés mais en pratique, il y a beaucoup de points communs. J’ai commencé à jouer au foot en équipe en même temps que j’entrais à l’INSAS. J’avais des entrainements et des matchs réguliers, ça faisait entièrement partie de mon quotidien. Au fil des ans j’ai réalisé à quel point ce que je faisais au foot avait des sonorités communes et des liens communs avec ce que je faisais à l’INSAS. Par exemple le rapport au public/aux supporter·ices, le fait que chacun·e joue un rôle attribué et construit − au théâtre celui d’un personnage, et au foot celui de ta position sur le terrain, milieu offensif, défenseuse, ailier, etc. −, le ou la coach/le ou la metteuse en scène, etc. Par rapport au star system aussi : dans un collectif de théâtre il y a souvent quelqu’un de plus connu, et dans une équipe de foot un ou une joueuse qu’on regarde plus que les autres. Et puis surtout l’aspect hasardeux : même si tu as des entrainements, des répétitions, le jour J, celui de la représentation ou du match, tout peut arriver. C’est peut-être un peu moins le cas au théâtre mais dans les deux cas, c’est du spectacle vivant, donc il y a une part de hasard − il peut y avoir un évanouissement, quelqu’un qui perd son texte. L’exercice qu’on nous demande en quatrième année − une production de 30 mn, avec une distribution libre et six semaines de répétitions − nous laisse beaucoup plus de liberté que la carte blanche. Je me suis dit que c’était le bon moment et le bon endroit pour essayer de lier foot et théâtre, pour se demander comment le foot peut faire théâtre. Je suis arrivée avec cette envie-là et ensuite l’écriture plateau et le montage ont fait le reste.
Dans la présentation de la pièce, on voit que vous jouez aussi avec le vocabulaire commun au foot et au théâtre. On passe des planches au terrain, des coulisses au vestiaire, etc.
Oui, on a travaillé avec des propositions qui allaient dans ce sens, où je demandais par exemple aux acteur·ices d’écrire une histoire d’amour avec uniquement du vocabulaire footballistique, ou bien je leur demandais de se présenter à partir de ce vocabulaire. En tout cas d’essayer de raconter des histoires pas de terrain, mais avec du vocabulaire de foot : banc de touche, coup de sifflet, carton rouge, encaisser, etc. Clairement, ça fonctionne, ça peut raconter d’autres histoires que des histoires de foot.
Pour les acteur·ices, est-ce que ce choix du foot − ou de la boxe dans la « carte blanche » − a été facilement approprié ? C’est vraiment différent selon les personnes.
Chacun·e venait d’un endroit différent par rapport au foot. L’une le pratiquait encore, d’autres le détestaient. Pour moi ce n’était pas un critère de sélection que de savoir jouer ou d’aimer le foot, mais la plupart sont des personnes proches, donc il y avait une envie et une confiance dans la collaboration sur un projet artistique. C’est l’élan de se dire qu’on allait bosser ensemble plutôt que le sujet qui a primé. La confiance a permis que je les entraine avec moi dans mon délire, et au final même s’ils et elles ne vont pas se mettre forcément au foot, ils et elles ont aimé le parallèle.
Est-ce que selon vous, une création théâtrale reprenant les codes familiers du foot pourrait parler à un public plus habitué des stades que des théâtres ?
Je suis convaincue que oui. J’ai aussi le rêve de créer un lieu qui soit un théâtre sportif, mais plus « sportif-footballistique », justement pour cet argument un peu social de se dire que s’il y a moyen de faire du foot et du théâtre dans un même lieu, ça peut ouvrir le « qui fait et va voir du théâtre ». L’ambition de Play (plaies) c’est aussi de se jouer en-dehors des salles de théâtre, par exemple dans un stade, ou sur un terrain de foot. De l’implanter ailleurs que dans des théâtres « classiques », là où on l’attendrait. Évidemment, je suis contente si des théâtres classiques m’appellent, mais je pense que c’est un projet qui peut vraiment s’épanouir dans d’autres lieux.
Imaginons que vous ayez l’opportunité de le jouer dans un stade, qu’est-ce que vous aimeriez provoquer ?
J’ai l’impression que la réponse à cette question peut facilement devenir prétentieuse… Mais la première idée qui me vient, c’est : une surprise. Montrer aussi que ça a du sens de lier foot et théâtre. Ça peut contrer les représentations, la tendance au mépris qu’il peut y avoir d’un de ces deux univers à l’égard de l’autre. Un soir de représentation de Play (plaies), trois ultras de l’Union Saint-Gilloise sont venus voir, dont un qui a fait l’INSAS, mais les deux autres pas du tout habitués au théâtre. Et ils ont été très réceptifs. Ça m’a donné confiance dans le projet.
Cette attention à la charge symbolique du fait de lier l’univers du foot, associé à un public majoritairement plus populaire au sens socio-économique, et celui du théâtre, plutôt associé à un public bénéficiant de davantage d’accès (socialement et économiquement), vous l’aviez en tête au départ ou bien c’est venu en cours de route ?
Oui, cette attention était là. Et quand je me suis rendu compte à quel point les deux étaient liés, je me suis dit que vraiment, il y avait quelque chose à essayer, à éprouver. Sans forcément avoir de grandes ambitions politiques, et loin de l’idée d’imposer une forme culturelle à quelqu’un, au contraire : c’était plutôt l’idée de les rassembler à un endroit, qui serait plutôt le foot. Parce que je pense que le foot est plus accessible, en termes de vision, d’accès − c’est aussi plus répandu : il y a plus de gens qui jouent au foot qu’au théâtre. De l’utiliser, de le respecter, d’être loyale au foot mais en apportant un petit truc en plus, qui serait la pratique du jeu théâtral, de la mise en scène pour le rendre encore plus spectaculaire, etc. Ce n’était pas tant un argument qu’une conscience de ça dès le départ, que j’ai questionnée en pratiquant.
Vous-même, qu’est-ce qui vous a amenée à faire du foot ?
J’en ai toujours eu envie parce que j’ai toujours vu mon père jouer : je connaissais le langage, je pratiquais en amatrice, dans la cours de récré ou ailleurs, et j’adorais ça. Aujourd’hui ça change, mais à l’époque c’était vraiment pour les mecs et je n’osais pas trop regarder s’il y avait des équipes de filles. Puis j’ai rencontré une femme qui jouait dans une équipe féminine après l’ULB, je l’ai accompagnée, et ça a commencé comme ça.
Dans le Journal de Culture & Démocratie n°52, le dossier explorait toutes les tensions/oppositions auxquelles renvoie la notion de « culture populaire » − culture savante ou non savante, mainstream ou pointue, industrielle ou artisanale, légitime/instituée et de masse/hypermédiatisée, etc. Même si le public du foot est assez mélangé, il est généralement associé à une culture populaire à plusieurs niveaux (en termes de représentation de classes, de médiatisation, de marchandisation…). D’après votre expérience, peut-on mettre foot masculin et féminin dans le même sac ?
Si on enlève tout l’aspect commercial, différence des salaires et star system, d’après mon expérience en tant que coéquipière dans une équipe de foot féminin, les premières motivations qui poussent à faire du foot, c’est une sororité, une entente, un sentiment d’ensemble, une pratique physique qui fait du bien, etc. Et je pense que chez les mecs, à la base, c’était pareil. Évidemment, aujourd’hui, ils gagnent beaucoup plus d’argent avec, et les enjeux financiers entrainent des différences. La simulation de blessures, par exemple, n’existe pas ou peu dans le foot féminin. Sinon, dire que le foot est une « culture populaire » est très vrai. C’est aussi une volonté de Play (plaies) d’essayer de contribuer à ce qu’il y ait moins de barrières dans les places, dans les cultures, que quelqu’un se dise « le théâtre c’est pas pour moi » ou « le foot j’y comprends rien », c’est un peu triste. Ce serait génial qu’on ne s’interdise pas certaines pratiques, que chacun·e se sente le droit et la capacité d’aller au théâtre et de jouer au foot. S’interdire le théâtre parce qu’on n’a pas les codes, c’est un peu comme s’interdire le foot quand on est une fille.
Après la boxe dans votre « carte blanche » et le foot dans Play (plaies), est-ce que vous envisagez d’utiliser encore le langage d’une autre pratique sportive dans une prochaine création théâtrale ?
Dans ma tête, Play (plaies) n’était pas forcément la suite logique de la carte blanche même si certains exercices et expériences artistiques de l’un − comme le travail sur l’essoufflement − ont été repris et travaillés dans l’autre. Surtout, la boxe et le foot sont des sports que j’ai pratiqués. Il y en a eu d’autres, comme le tennis ou la natation, mais ils m’inspirent moins, me racontent moins de choses. Je me pose aussi la question : qu’est-ce que je peux raconter d’autre avec le foot ? Je ne sais pas encore. Je reste en tout cas sur l’idée que ce serait un travail sur le corps qui pratique une activité, avec des codes clairs, tout en racontant, en parlant d’autre chose que de cette activité. J’aime ce dispositif et je pense qu’il y a encore moyen de faire des choses intéressantes avec.
Image : © Louis Pelosse
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