Le travail social s’écartèle entre deux injonctions contraires : d’un côté la nécessité de la prévention qui nécessite un temps long, et de l’autre l’accélération impulsée par les logiques gestionnaires issues du secteur privé qui pressurisent le temps parfois jusqu’à la maltraitance. Augmentée par la numérisation du travail social dont les outils permettent le calcul et la mesure stricte des prestations, la culture du résultat et de l’acte calibré dénature le sens de ce travail. Marianne Langlet évoque des réalités françaises mais qui font largement écho à celles du territoire belge, où la crise sanitaire a été l’occasion d’une accélération des rythmes gestionnaires, notamment par la numérisation des services publics et des demandes d’accès à certains droits. Face à ces rouleaux compresseurs, il est temps d’apprendre à reprendre notre temps.
Attraper Kairos
Grosse touffe de cheveux à l’avant du crâne, ce petit dieu ailé de la mythologie grecque présentait une nuque chauve parce qu’il fallait le saisir, par les cheveux s’il le fallait, lorsqu’il filait. Kairos figure l’opportunité, l’impromptu. Il garde une place au panthéon de la prévention spécialisée, celle qui s’installe pour permettre la rencontre quitte à perdre du temps. Dans la rue, cette prévention exige la présence au long cours des éducateur·ices pour qu’ils et elles puissent saisir l’instant, construire la confiance. Elle offre l’attente nécessaire à l’émergence des demandes, des échanges. Elle assure la présence d’adultes de confiance dans l’espace public, n’entre pas dans les paramètres d’efficacité des progiciels de gestion malgré son efficacité bien réelle à tisser du lien. La clinique éducative se construit dans ce quotidien, dans ces temps perdus, ces imprévus.
Existe-t-il encore des clubs de préventionn en France qui parviennent à garder ces fondamentaux ? Espérons-le, malgré un constat amer – partout des équipes disparaissent. Dernier exemple en date, en Ardèche où l’arrêt brusque des financements d’une association, présente sur le territoire depuis 40 ans, a mis en péril plusieurs équipes de prévention. Finalement, face à une forte mobilisation, la convention passée avec l’association a été prolongée de 6 mois. Un sursis… avant peut-être une nouvelle remise en cause. Dans certains départements, comme dans le Loiret, ce travail de rue n’existe plus ou bien il a été remplacé par de la médiation aux pratiques différentes. Enfin, beaucoup de départements enjoignent les professionnel·les à s’inscrire dans une logique sécuritaire, réduisent leurs missions à la lutte contre la délinquance, exigent des remontées chiffrées. Ils jugent la simple présence à l’autre dans la rue comme une perte de temps inutile.
Chronos, père des heures
La prévention spécialisée représente l’exemple type des pratiques qui s’insèrent très mal dans le monde du vieux monsieur barbu à l’air souvent sévère, Chronos, autre dieu grec, personnification du temps. Chronos, le père des heures, dont les enfants ressemblent aujourd’hui trait pour trait aux consultant·es des cabinets privés, biberonné·es au néolibéralisme et œuvrant pour la marchandisation, entre autres, du secteur social. Ces dernier·es traquent Kairos avec des demandes de résultats, d’efficacité chiffrée, de mesures d’impact, de rentabilité. Ils et elles veulent gagner du temps coute que coute, quitte à faire mal. Traquer les temps morts, imposer, via les progiciels, des outils de contrôle, compter le temps. Leur désir est une rentabilité immédiatement visible et mesurable.
Ils et elles se sont installé·es dans les services publics imprégnés de new public management. En 2010, dans les caisses d’allocation familiale françaises (CAF), par exemple, cela se présente sous un angle tout à fait louable : réduire le temps d’attente au guichet à moins de 20 minutes. Qui peut être contre ? Dès lors, la convention d’objectifs et de gestion exerce une pression du chiffre dans un contexte de réduction des moyens et engage les agent·es à travailler de plus en plus vite. « On va considérer comme un bon point le fait de renseigner les allocataires en moins de sept minutes au guichet, mais c’est le signe que les salarié·es sont dans l’obligation de mal travailler », remarque dans les colonnes de Lien Socialn le représentant syndical d’une CAF. Depuis, les guichets des CAF disparaissent, fondus par la dématérialisation des services publics qui accélère un peu plus les procédures. Dans un récent ouvragen, les sociologues Gilles Jeannot et Simon Cottin-Marx analysent ce développement du numérique comme « une forme de privatisation qui ne dit pas son nom ». Elle « met les usager·es en concurrence » et « accélère la perte de souveraineté publique ». Cette dématérialisation menée à marche forcée permet à certain·es de gagner du temps mais exclut et fragilise un peu plus les personnes éloignées du numérique. Dans un récent rapportn, la défenseure des droits Claire Hédon notait : « La transformation du service public induite par sa numérisation est profonde, elle modifie radicalement les modes de relations avec les usagers et elle mérite d’être menée à un rythme compatible avec les évolutions des usages et des capacités des usager·es, ainsi qu’avec le rythme de déploiement des indispensables politiques d’accompagnement. » Prendre le temps, en somme. Dans le travail social, l’outil numérique, devenu central en ces temps de crise sanitaire, peut donner l’impression que les contraintes de temps et d’espace ont été abolies, engage à travailler dans l’immédiateté, sur le schéma d’une demande et d’une réponse immédiate. Tout à fait dans l’optique des enfants de Chronos.
Les droits bafoués
Poussées à l’extrême dans le travail du care, ces exigences de rentabilité, de rapidité, amènent à des violations graves des droits des personnes, comme le démontre le scandale des établissements pour personnes âgées dépendantes Orpéa. « Le respect de l’hygiène, le temps de toilette, la surveillance des escarres, la prévention des chutes sont altérés par le manque de temps du personnel », souligne le journal Le Monden qui a eu accès à une synthèse du rapport sur ce groupe, resté à ce jour non public, couvert par la loi sur le secret des affaires. Commandé par le gouvernement aux inspections générales des finances et des affaires sociales, sa conclusion, selon Le Monde, indique la priorité d’Orpéa : « Un objectif de performance budgétaire qui contribue à la mauvaise qualité de vie des résidents et des soins qui leur sont prodigués. » Jusqu’où cette priorité peut-elle nous mener ?
Cette dématérialisation menée à marche forcée permet à certain·es de gagner du temps mais exclut et fragilise un peu plus les personnes éloignées du numérique.
Les conséquences de cette marchandisation du social ne sont pas des dérives mais les résultats d’une pensée néolibérale appliquée aux politiques sociales. Avant le livre Les fossoyeursn qui a permis l’exposition médiatique du problème et les réactions outrées des politiques, bien d’autres alertes tentaient d’attirer l’attention… et pas uniquement dans le champ de la dépendance. Dans une recherche menée par le collectif Pegase (petite enfance grand âge solidarité encore), intitulée L’ESS dans la petite enfance et le grand-âge à l’heure néolibéralen, les chercheur·ses soulignent que « les établissements subissent l’évolution néolibérale des régulations publiques, que ce soit sur le plan des nouvelles formes de contractualisation, sur celui de la diversification des acteurs au profit des entreprises privées lucratives, voire même sur celui des référentiels d’intervention sociale ou la manière d’encadrer et de définir la qualité des services ». Il s’ensuit une « rationalisation industrielle des modes de gestion » et donc de prise en charge. Les chercheur·ses notent que la norme gestionnaire imposée aux directions des structures, notamment dans la petite enfance, induisent des « tensions fortes [sur] la qualité de l’accueil mais également sur le rythme et la qualité du travail ».
Temps comprimé
Des exigences qui s’appliquent partout dans le champ associatif. Ces dix dernières années, les appels d’offre prennent de plus en plus le pas sur les subventions et avec eux, les pratiques associatives changent profondément. Moins de six minutes. Voilà la durée fixée pour un appel téléphonique, inscrite dans l’appel d’offre renouvelé en 2021 pour gérer la plateforme d’écoute aux victimes d’infraction pénale, portée par l’association France Victimes depuis 2001. Si l’écoutant·e dépasse les neuf minutes, l’association risque une pénalité financière. Scandale. Les 130 associations locales qui constituent la fédération France Victimes montent un collectif pour demander « la suppression de la limitation du temps d’écoute des victimes ». Dans les colonnes du Monde, Olivia Mons, porte-parole de l’association, détaille : « Notre rôle, c’est avant tout d’écouter. Déjà, ça prend du temps. Il y a des silences qu’il faut savoir respecter, des larmes qu’il faut savoir entendre. »n Face à la bronca, le ministère de la Justice à l’origine de l’appel d’offre recule. L’histoire va un peu plus loin avec le 3919, la ligne d’écoute des femmes victimes de violences, portée depuis trente ans par une fédération d’associations. Cette fois l’appel d’offre rebat les cartes en lançant un nouveau marché public. Les critères d’attribution se fixent des objectifs « quantitatifs » sur le « nombre d’appels répondus » et le « temps moyen passé par appel ». La fédération pointe une approche mercantile, une mise en concurrence entre associations mais aussi la perte d’un savoir-faire, une volonté de faire toujours plus et plus vite, elle dénonce le passage par un marché public et plaide pour des financements via des subventions. Là encore, la mobilisation nationale fait reculer l’État ; l’appel d’offre a été retiré et la subvention pour l’instant maintenue. Mais pour cette actualité mise en lumière médiatiquement, combien de marchés publics inspirés des mêmes critères quantitatifs passés sous silence ? Et combien acceptés par les associations ?
Les conséquences de cette marchandisation du social ne sont pas des dérives mais les résultats d’une pensée néolibérale appliquée aux politiques sociales.
« Il ne peut y avoir de politique sociale sans une libération du temps. Cumulés, le temps médiatique, le temps politique, le temps procédural… sont devenus contre performants, étouffant le temps éducatif et de l’insertion, le temps du dialogue et de la coopération, le temps d’être des semblables. » Cet appel à la libération du temps est lancé par le sociologue Michel Chauvière lors d’un séminaire sur les politiques sociales de solidarité en 2012n. Il met en garde contre la « norme d’utilité immédiate » qui impose sa marque au travail social. Dix ans plus tard, le temps s’accélère encore pour nombre de travailleuses et travailleurs sociaux qui ne cessent d’alerter. Dans un manifeste intitulé Debout pour nos métiers du travail social !n, le collectif Avenir éducs et les sociologues Michel Chauvière et Jean-Sébastien Alix écrivaient en 2017 : « Les travailleurs sociaux disent et répètent qu’ils sont des professionnels de la relation, inscrits dans une clinique du quotidien aux allures multiples car dépendant des personnes, du contexte, de l’environnement, des théories, des controverses… Concrètement, cette clinique suppose la rencontre, avec des hommes, des femmes, des enfants et des jeunes, dans leur singularité de sujet. Elle rompt avec l’urgence qui tend à dominer les rapports sociaux. » Une alerte à la libération du temps, contre le rouleau compresseur de la marchandisation, qu’il est urgent d’entendre et de défendre au sein même des associations.
Image : © Louis Pelosse
En France les clubs et équipes de prévention mènent une action éducative tendant à faciliter une meilleure insertion sociale des jeunes, par des moyens spécifiques supposant notamment leur libre adhésion.
Lien Social n° 1094 du 21 février 2013 : https://www.lien-social.com/Tenir-Les-raisons-d-etre-des-travailleurs-sociaux
Gilles Jeannot, Simon Cottin-Marx, La privatisation numérique, déstabilisation et réinvention du service public, Raisons d’agir, 2022.
Rapport Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on, 16 février 2022 https://www.defenseurdesdroits. fr/sites/default/files/atoms/files/ddd_rapport- dematerialisation-2022_20220307.pdf
« Ehpad : L’Etat rend un prérapport accablant pour le groupe Orpéa », Le Monde du 21 mars 2022. https://www. lemonde.fr/scandale-orpea/article/2022/03/21/ehpad- l-etat-rend-un-pre-rapport-accablant-pour-le-groupe- orpea_6118470_6113065.html
Victor Castanet, Les fossoyeurs, Fayard, 2022.
Cahier de recherche Chaire ESS-UGE, L’ESS dans la petite enfance et le grand-âge à l’heure néolibérale, premiers résultats d’une étude exploratoire comparative, Numéro spécial 2022 https://chaire- ess.univ-gustave-eiffel.fr/fileadmin/contributeurs/Chaire_ ESS/N_Special_2022_Cahier_de_la_chaire_ESS-UGEVD.pdf
« Numéro d’aide aux victimes : le nouvel appel d’offres rabote le temps d’écoute », Le Monde du 8 juillet 2021. https://www. lemonde.fr/societe/article/2021/07/08/numero-d-aide- aux-victimes-le-nouvel-appel-d-offres-rabote-le-temps- d-ecoute_6087603_3224.html
Séminaire « Demain, quelles politiques sociales de solidarité ? », tenu entre 2009 et 2012 au Cedias – Musée social. http://www. cedias.org
Jean-Sébastien Alix, Didier Bertrand, Jean-Marc Brun, Michel Chauvière, Gabrielle Garrigue, Debout pour nos métiers du travail social !, Eres, 2017.