- 
Dossier

Le mythe du travail

Baptiste De Reymaeker,
coordinateur à Culture & Démocratie

19-09-2018

Le travail est au centre de l’organisation de nos sociétés occidentales. Il est considéré tout à la fois comme devoir moral, obligation sociale et unique voie vers la réussite personnelle. S’appuyant sur les travaux de penseur·ses qui ont marqué le discours sur le travail, cette analyse se penche sur l’histoire de cette centralité et de sa construction sociale et culturelle.

Pour André Gorz, auteur du livre Métamorphoses du travail, le constat d’une crise de la Modernité (quelque fois relayé dans ces colonnes) est une erreur. La Modernité doit pouvoir s’interroger sur le processus de modernisation/de rationalisation qui a produit ses propres mythes, entretenu un nouveau crédo soustrait à la critique rationnelle. C’est ce crédo qui est en crise, pas la Modernité, pas le processus de rationalisation qui justement déconstruira ces mythes et croyances. Le travail est un élément central du crédo moderne.

Le fait que le travail soit l’activité humaine dominante est relativement récent. Cela date d’environ 250 ans, avec l’avènement du capitalisme industriel. Il a fallu un long combat culturel (débuté il y a plus de 250 ans – certainsn estiment même que tout commence avec l’apparition de l’agriculture !) pour faire croire aux femmes et aux hommes que le travail est source principale d’identité et d’insertion sociale ; qu’il n’y a de valeurs qu’économiques ; que les seules activités fonctionnelles, instrumentales, salariées amèneront le progrès humain.

Dominique Méda, dans le « Que sais-je ? » sur le travail, évoque les travaux de la psychologue Maria Jahoda qui, constatant les dégâts provoqués par la fermeture d’une usine dans la bourgade autrichienne de Marienthal, écrit que le travail, outre le fait d’apporter un revenu, « impose une structure temporelle de la vie ; il crée des contacts sociaux en dehors de la famille ; il donne des buts dépassant les visées propres ; il définit l’identité sociale et il force à l’actionn ». Cette centralité du travail, qui apparait si naturelle qu’en priver les humains semble leur enlever une partie de leur essence, est une construction sociale et culturelle. Cette construction est aujourd’hui en crise.

Il faut s’entendre avant tout sur une définition du travail. D’une certaine manière, les hommes et les femmes ont toujours du « travailler », dans le sens de se confronter à la nature pour survivre, de transformer ses conditions de vie. Mais le temps consacré aux activités de production des conditions matérielles de la vie était relativement faible. En outre celles-ci n’ont pas toujours été rassemblées sous la catégorie unique « travail » et surtout n’étaient pas au fondement de l’ordre social.

Dans la pensée politique d’Aristote, par exemple, les artisans comme les commerçants ne pouvaient être citoyens. Le lien qui fait cité est politique, non économique. L’idéal de vie grec était éloigné de tout travail, de toute activité dépendante ou pénible et ce pour être disponible pour les seules activités « libres », « indépendantes ». Cela rendait paradoxalement la cité grecque « dépendante » des activités agricoles, commerciales, artisanales (mais aussi administratives, domestiques …) de nombreuses personnes – femmes, esclaves, métèques, etc. La question est de savoir si, en l’absence d’une économie basée sur l’accumulation, ces nombreuses personnes passaient leurs journées, leurs semaines, leur vie à souffrir de leurs labeurs ? C’est la question de la place du « travail » dans leur existence servile ? Est-ce que la représentation de l’esclave comme une personne réduite à n’être qu’une force de travail exploitable à merci – ce qui fut certainement le cas avec l’émergence de l’économie capitaliste – est valable pour les esclaves d’avant l’apparition de l’économie capitaliste ?

Repenser la place du travail dans notre société est une question urgente et une question de civilisation, de culture. Il s’agit de pouvoir permettre, à chacun, de reprendre le pouvoir sur sa vie.

Si l’affirmation que le travail est une invention moderne est contestable, nous pouvons nous accorder sur les propos plus prudents de Jean-Marie Harribey  : « La nécessité de produire toujours plus a été inventée, mais pas la nécessité de produire. […] Le travail en tant que fraction de la vie humaine affectée à la recherche ou la production de subsistance est de nature anthropologique, mais le travail en tant que rapport social est de nature historique, ainsi que la représentation du travail et la relation établie entre travail et statut social qui ne sont ni universelles ni immuablesn. »

Dominique Méda propose cette définition du travail  : « Une activité humaine consistant à mettre en forme une capacité ou un donné pour l’usage d’autrui, de manière indépendante (travail indépendant) ou sous la direction d’un autre (travail salarié) en échange d’une contrepartie monétairen. » Elle estime important de ne pas donner une définition trop extensive du travail, ce qui est la tendance actuelle. Pour légitimer une activité, pour justifier son utilité sociale, il faut aujourd’hui la qualifier de travail. Le risque c’est d’alimenter le mouvement de marchandisation de l’ensemble des échanges humains. Le risque c’est de réduire la diversité de l’action humaine, c’est oublier la nature plurielle de leur finalité, c’est soumettre toute activité humaine au schème de la production et à la logique d’efficacité. « Si le travail consiste bien à une mise en forme pour l’usage d’autrui en vue de l’échange, la vie humaine ne s’y réduit pasn. » Cette définition du travail rejoint ce qu’André Gorz nomme le travail à but économique. À côté de cette forme-là de travail – devenue dominante avec l’avènement du capitalisme et la généralisation des rapports marchands –, il identifie deux autres formes (plus anciennes et fondamentales ?) de « travail »  : le travail domestique et pour soi (1) et l’activité autonome (2).

Qu’est-ce qui a permis au travail « à but économique » de devenir dominant ? Nous l’avons écrit, c’est le capitalisme « industriel ». Il reste donc à déterminer les conditions de possibilité de l’accession du modèle capitaliste comme modèle économique hégémonique.

Poursuivant en quelque sorte les traditions grecque et romaine, la pensée chrétienne se désintéresse en premier lieu du monde d’ici-bas. Mais lentement, des interprètes de la Bible, tel saint Thomas d’Aquin, vont considérer la création comme une œuvre, le monde comme un processus et légitimer ainsi le fait que l’Homme prenne part à ce processus, avec une place prépondérante, en tant que créature divine. L’Homme se distingue de la Nature et doit la maitriser. À ce premier changement de mentalités s’ajoute un second, avec le protestantisme  : « L’enrichissement individuel et collectif devient l’objectif suprême des communautés humaines et justifie l’enrégimentement de la population toute entière dans le travail. Grâce à la réinterprétation des textes bibliques, il est devenu légitime à un moment d’aménager rationnellement le monde, non pas parce que ce comportement entrainerait une récompense dans l’au-delà mais bien plutôt parce qu’il manifesterait en lui-même le signe de l’électionn. »

Au XVIIIème siècle, Adam Smith conçoit le travail comme l’unité de mesure qui permettra d’unifier un certain nombre d’activités diversifiées. Le travail dessine le cadre d’homogénéisation d’un grand nombre d’activités humaines et permet de rendre les marchandises comparables. « Dans une société qui doit être tout entière tendue vers la recherche de l’abondance, le rapport qui lie les individus est fondamentalement celui de la contribution des individus à la production et de leur rétribution, dont le travail est la mesuren. »

À cette époque, les liens que créent le travail et l’économie entre les individus apparaissent comme une solution infiniment plus avantageuse et stable pour fonder la cohésion sociale que les liens politiques. Il faut attendre le XIXème siècle pour que l’activité de travail en tant que telle soit valorisée. Jusqu’alors on considérait les progrès et les richesses que le travail permettait d’accumuler, mais il restait quelque chose de pénible, un sacrifice. Avec des penseurs tels Hegel et Marx, le travail est synonyme de liberté créatrice  : celle par laquelle l’homme peut transformer le monde, l’aménager, le domestiquer, le rendre habitable, tout en y imprimant sa marque. Pour Hegel, le travail est un des moyens de mettre le monde en valeur, d’assurer cette tâche proprement humaine de spiritualisation et d’anéantissement du naturel.
Pour Marx, le travail dans sa forme la plus industrielle est l’unique modalité pour faire advenir l’humain. Tout travail est œuvre, tout travail non aliéné, c’est-à-dire non salarié. « La production et par conséquent le travail sont rêvés comme le lieu central où s’opère l’alchimie du lien social dans une philosophie de l’interexpression et de la reconnaissancen. »

Au XXème siècle, le socialisme réhabilite, contre Marx, le salariat. Le travail reste la modalité essentielle de l’épanouissement humain, individuel et collectif, mais, restant dans une relation de subordination, le travail ne fait pas œuvre (le travail reste hétéronome  : exercé en vue d’autre chose), et surtout « œuvre collective où le travail serait le lieu d’une véritable coopérationn ».

Le témoignage de Simone Weil, dans La condition ouvrière, décrit bien ce paradoxe, cette fusion impossible entre deux conceptions du travail  : le travail aliéné et le travail libéré (ou vivant), qui est une fusion entre réalité du travail et idéal  :
« [Un travail] gouverné par la nécessité, non par la finalité, on l’exécute à cause d’un besoin, non en vue d’un bien  : “parce qu’on a besoin de gagner sa vie”. On fournit un effort au terme duquel à tous égards on n’aura pas d’autres choses que ce qu’on a. Sans cet effort on perdrait ce qu’on a. Mais dans la nature humaine il n’y a pas pour l’effort d’autre source d’énergie que le désir. Et il n’appartient pas à l’homme de désirer ce qu’il a. Le désir est une orientation, un commencement de mouvement vers quelque chose. Le mouvement est vers un point où on n’est pas. Si le mouvement à peine commencé se boucle sur le point de départ, on tourne comme un écureuil dans une cage, comme un condamné dans une cellule. Tourner toujours produit vite l’écœurement. […] L’unité de temps est la journée. Dans cet espace on tourne en rond. On y oscille entre le travail et le repos comme une balle qui serait renvoyée d’un mur à l’autre. On travaille seulement parce qu’on a besoin de manger. Mais on mange pour pouvoir continuer à travailler. Et de nouveau on travaille pour manger. Tout est intermédiaire dans cette existence, tout est moyenn… »

Ce témoignage écrit dans les années 1930 conserve toute son actualité. Il n’est plus possible de continuer comme ça. Ont peut-être fait effet un temps les artifices imaginés par les chantres de la pensée managériale pour que le travailleur incorpore l’aiguillon qui le pousse au travail, pour qu’il désire travailler. Le nombre de burn-out augmente toutefois… Le constat d’une souffrance généralisée au travail (quels que soient les métiers !) est indéniable.

Repenser la place du travail dans notre société est une question urgente et une question de civilisation, de culture. Il s’agit de pouvoir permettre, à chacun, de reprendre le pouvoir sur sa vie. Et pour cela, il est nécessaire de réduire le temps de travail « à but économique ». Non pas parce que travailler serait inintéressant, ou parce qu’il s’agirait de refuser tout effort, mais pour que le travail fasse partie de la vie « au lieu que celle-ci ait à être sacrifiée ou subordonnée à celui-làn ».

Cette diminution du temps de travail permettra d’une part d’avoir plus de temps pour se demander à quoi on travaille ?, pourquoi on travaille ? – questionnement qui seul « peut nous protéger contre une éthique de “l’effort pour l’effort”, du “produire pour produire” qui trouve son achèvement dans l’acceptation de l’économie de guerre et de la guerre elle-mêmen ». D’autre part, cette diminution du temps de travail donnera la possibilité aux femmes et aux hommes de développer d’autres types d’activités et centres d’intérêts, autonomes, libres (on retrouve l’idée grecque que le statut de citoyen est accordé aux seuls qui se consacrent aux activités libres – ergon), et c’est à ce niveau spécifiquement que les syndicats ont à travailler plus intensément avec les associations culturelles, socioculturelles, d’éducation populaire et avec les mouvements sociaux nés hors du monde du travail, pour contrer l’industrie culturelle, les marchands de divertissement et de loisirs et leur désir de monopoliser les imaginaires et de ne faire du temps libre qu’un temps de consommation, écho d’une ambition pour l’humanité consistant à réduire les êtres humains à « des zombies consommateurs qui ne produisent plus que pour consommer et qui ne consomment qu’en détruisant des marchandises afin de justifier la production de nouvelles marchandises plus attractivesn ».

Image : ©Éliane Fourré, Dessin à 3 mains, linogravure, 2006

1

Philippe Godard, par exemple, dans Toujours contre le travail, Aden (Bruxelles), 2010.

2

Maria Jahoda citée par Dominique Méda, Le Travail, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2004, p. 31.

3

Jean-Marie Harribey, « Travail emploi, activité : essai de clarification de quelques concepts », in Économies et Sociétés, série « Économie du Travail », A.B., 1998, n°20, 3, p. 5-59.

4

Dominique Méda, Le Travail, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2004, p. 30.

5

Ibid., p. 29.

6

Ibid., p. 16.

7

Ibid., p. 15.

8

Ibid., p. 20.

9

Ibid., p. 22.

10

Simone Weil, La condition ouvrière, Gallimard, 1951, p. 355-357.

11

André Gorz, Métamorphoses du travail, Gallimard, 2008, p. 359.

12

Ibid., p. 363.

13

Philippe Godard, Toujours contre le travail, op. cit., p. 14.

Articles Liés