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Dossier

Les expériences artistiques en prison : des rituels pour (re)créer du commun ?

Alexia Stathopoulos, chercheuse en sociologie des prisonsn

31-07-2023

Les personnes incarcérées sont soumises de façon continue aux règles de socialisation de l’institution carcérale. Celles-ci, souvent basées sur des relations de dominations, participent à la violence de l’institution. Pour Alexia Stathopoulos si les interventions artistiques en prison n’échappent jamais complètement à l’ordre établi, elles parviennent à l’ébranler et ouvrent des brèches. Les rituels développés dans ces ateliers – socialisation, savoir-faire, créativité… – permettent de (re)construire du commun et de la subversion dans un cadre particulièrement coercitif.

En intégrant des logiques diffuses et institutionnalisées d’observation et d’évaluation constantes, les personnes incarcérées expérimentent au quotidien un (auto)contrôle quasi permanent de leurs paroles, de leurs comportements, de leurs interactions : en somme, des éléments et des phénomènes exacerbés de présentation de soi aux autres.n Cette participation au « théâtre carcéraln » se traduit par une adaptation forcée aux logiques interactionnelles dominantes sous-tendue par une nécessité de « survie » : formes de socialisation agressives ou défensives, soumission à des rapports d’autorité asymétriques avec l’administration, intégration d’une « réduction de la personnalitén » au statut de « détenu·e ». Des expériences individuelles et collectives qui entrainent une limitation marquée des possibilités d’expression et d’individuation, et une complexification extrême des relations aux autres. Ce jeu social aliénant, dans lequel la méfiance fait appréhender toute relation comme un risque, conduit inévitablement à des effets contre-productifs en termes de (re)construction individuelle et de « réinsertion ».

Dans ce contexte, les interventions artistiques font particulièrement sens car elles peuvent prendre la forme de rituels pour (re)créer du commun. Le commun dont il est ici question doit être pensé dans le cadre de « l’agir communn ». Il s’inscrit en cela directement dans la définition de la participation proposée par Joëlle Zaskn

Pour que les individus puissent faire l’expérience d’une réelle participation à la vie sociale, autrement dit pour qu’ils puissent faire l’expérience du commun, ils doivent pouvoir expérimenter trois phénomènes essentiels et corrélatifs : prendre part, par l’expérience de la sociabilité, la relation sociale et le plaisir qu’elle procure étant un facteur d’association puissant ; contribuer (apporter une part), la contribution étant un évènement profondément interactif qui intègre le ou la contributeur·trice dans une histoire commune ; bénéficier (recevoir une part), les bénéfices consistant en la mise à disposition d’opportunités d’individuation dans une société ou un contexte donné. S’interroger sur la notion de commun entre prison et société ouvre le champ d’une réflexion plus globale sur ce qui sous-tend le vivre-ensemble dans toute communauté humaine, ainsi que sur les moyens politiques, institutionnels et structurels que celle-ci est prête à engager.

En Francen, les interventions artistiques en prison s’intègrent dans des logiques globales de démocratisation culturelle et de droit commun, répondant à des enjeux politiques et institutionnels d’humanisation des conditions de détention. De manière très schématique, et au même titre que les autres activités mises en place intra-muros, les impacts attendus par et dans l’institution pour les interventions artistiques sont de nature à permettre le maintien et le bon fonctionnement du système pénitentiaire : occuper le temps de la peine, pacifier et faciliter la gestion de la détention en offrant des temps de « respiration », développer l’accès à des apprentissages entendus comme leviers de « réinsertion » (acquisition de « bagages » en termes de connaissances, de culture, de techniques, etc.), mettre ces espaces-temps au service d’une certaine normativité (respect des règles et du cadre, responsabilisation…), offrir des lieux de contact et de socialisation entre personnes détenues encadrées par des intervenant·es…

Pourtant, les interventions artistiques se distinguent fondamentalement d’autres types d’activités en proposant des expériences de création qui viennent ébranler les logiques du dispositif carcéral. Les expériences artistiques vécues en prison participent d’abord de la survie de l’individu. « C’est des soupapes de sécurité qui nous permettent de ne pas… définitivement désespérer ou de nous suicider, dit un homme détenu au centre de détention (CD) de Bapaume.» Paul Audi explique : « Le concept de création appartient à l’économie complexe de la survivance […] Créer veut dire en son concept : libérer des possibilités de vie susceptibles d’accroitre à la fois la puissance de la sensibilité et la jouissance du fait de vivren. » L’expression inhérente à l’acte de création porte en outre des enjeux de (re)construction de l’individualité des personnes, suscitant un rapport créatif à leur identité : « […] il revient à l’art de faire concerter les différences au sein de la personne individuelle, de supprimer l’atomisation et les conflits entre les éléments qui la composent, et de tirer parti de leurs oppositions pour construire une personnalité plus riche.n » En ouvrant la possibilité d’être créativement au monde (en dehors du statut figé de « détenu·e»), l’expérience artistique contrarie les logiques de « réduction de la personnalité » intériorisées pendant la détention et produit souvent des effets positifs en termes d’estime de soi. La personne peut expérimenter le sentiment d’une reconnaissance d’elle-même en tant que sujet, au-delà de son rôle et de son statut de « détenu ». « Et même si c’est limité dans le temps, même si c’est pas toujours évident, c’est pas toujours gai, ce sont des moments où tout d’un coup on se ressent considéré comme une personne humaine et on peut à nouveau y croire », explique un homme détenu au CD de Bapaume. « C’est un petit peu cet antidote à… ce qui peut être qualifié d’un apprentissage du désespoir qui parait être… comment dire… le mode de fonctionnement qui domine quelque part… […] On a l’impression qu’on ne pourra plus jamais être comme avant, qu’on ne pourra même plus jamais exister [il insiste sur ce dernier mot]. Donc je crois que déjà les activités dans ce qu’elles permettent à ce qu’on existe à un moment de manière répétée comme personne humaine, avec sa dignité, le respect des droits, ça c’est important parce que je pense qu’on… c’est difficile à quantifier mais on s’appuie là-dessus pour avoir envie de continuer. » Lorsque les expériences artistiques sont collectives, elles participent aussi de la survie du commun entre les individus. À l’intérieur du groupe participant, elles peuvent permettre d’expérimenter d’autres formes d’entrer en relation avec les autres, et non pas contre ou en défense des autres. Par exemple, dans le cadre d’une création collective, le fait de s’emparer d’un même projet encourage les uns et les autres à prendre la parole, à donner un avis, à exprimer un accord ou un désaccord, autrement dit à participer, en contribuant à la construction de l’édifice commun. Ces processus ont été particulièrement mis en avant par les participants à l’expérience d’exposition Des Traces et des Hommes. Imaginaires du château de Selles, à laquelle j’ai participé au CD de Bapaume : En évoquant le début du projet, Jean-Louis parle d’une « humanité immédiate ». Jean-Marc confirme, parle de « temps forts », de « relations vraies ». Il explique que ce projet a été une « possibilité de créer de l’humain ». Noël confirme et parle d’une « camaraderie » qui s’est installée et qui perdure : « cette humanité a permis de nous rejoindre ». Jean-Louis : « on n’était plus dans le négatif ». Jean-Louis insiste sur « la parole » comme moyen d’expression, « un effort d’attention à l’autre et de communication hors de la violence ». Michel explique qu’il était aussi important de « partager avec les gens qui vivent avec nous ici, dans une réflexion qu’on ne trouve pas forcément avec les autres détenus ». Jean-Marc : « La confiance est le problème majeur en détention, il n’y a pas de regard d’espérance posé sur toi, donc dès que cette possibilité se présente on s’y engouffre. » Jean-Louis : « Que chacun se sente mieux ou meilleur après ça ne s’oublie pas. » Il parle de « restauration », « on renoue avec quelque chose » : « C’est le réapprentissage de se chercher, trouver ensemble, s’accorder. »

L’intervention artistique ouvre ainsi la perspective d’une réponse sociale, sociétale et engagée visant à contrer, ou du moins à contester, les logiques excluantes, déstructurantes et désocialisantes de l’enfermement carcéral.

Par ailleurs, les interventions artistiques offrent des espaces et des temps de contact, de rencontre, qui ouvrent la possibilité de (re)créer des liens et du dialogue entre l’intérieur et l’extérieur des prisons. Par l’entrée d’intervenant·es ou à travers des formats d’expression rendus publics et reconnus intra-muros et extra-muros (par exemple une exposition ou un spectacle), elles créent l’opportunité de (re)construire du commun. « Le fait que des gens viennent de l’extérieur c’est très important, parce qu’on a l’impression que c’est un cordon ombilical pour certaines personnes », explique un participant au projet Des Traces et des Hommes.

L’intervention artistique ouvre ainsi la perspective d’une réponse sociale, sociétale et engagée visant à contrer, ou du moins à contester, les logiques excluantes, déstructurantes et désocialisantes de l’enfermement carcéral. Elle provoque l’institution dans ses logiques et dans ses contraintes à travers les processus d’émancipation et de création qu’elle rend possibles et accompagne. En cela, l’intervention artistique peut, en détention, prendre la forme d’un rituel (au sens que lui donne Émile Durkheim) de (re) création de commun : « Un moment de réunion et de réactualisation du collectif [qui] favorise l’apparition d’une forme d’effervescence collective, qui devient elle-même l’origine d’émotions d’une nature tout à fait particulière, car collectives.n » « Dès lors, que propose l’art ? Des moments de socialité. Des objets producteurs de socialité. C’est ici que l’art renoue avec la question du politique, par sa capacité à créer de nouveaux agencements et de nouvelles territorialités de vie […] Son horizon se fixe sur la multiplicité des rapports qu’il est susceptible de nouer et des transactions dans lesquelles il s’engagen. »

Les impacts de ces interventions ne concernent pas seulement les personnes et les dynamiques sociales. Ces expériences ébranlent fondamentalement l’institution en tant que cadre de référence coercitif. En cela, l’intervention artistique en prison est une expérience profondément subversive, comme le défend Chloé Branders : « il s’agit de concevoir la subversion comme un processus qui permet aux acteurs d’agir sur l’institutionn ». Dès lors, les comportements subversifs permis par un contre-dispositif artistique « posent les jalons d’une subversion de l’institué, en proposant la création conjointe d’un nouveau paradigme social ».

Bien sûr, il s’agit là d’expériences ponctuelles, aux dimensions limitées dans un dispositif carcéral écrasant. Ces expériences ne concernent pas toutes les personnes détenues, et elles n’échappent jamais complètement aux logiques de l’institution qu’elles participent au contraire à maintenir et à légitimer. Elles ne renversent pas l’ordre établi. Néanmoins, elles ouvrent des brèches dans la machine carcérale. Des ouvertures qui, par des percées répétées à l’intérieur des murs et à l’intérieur du système, pourraient permettre de (re)tisser du commun entre la société et les personnes qu’elle enferme.

1

Autrice de l’ouvrage Le théâtre carcéral. Relation à soi et aux autres dans un monde sans commun, éditions du Commun, 2023.

2

Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, t.1 : La Présentation de soi, trad. Alain Accardo, Minuit, 1973.

3

Alexia Stathopoulos, Le théâtre carcéral, op. cit.

4

Jean-Marie Delarue, « Continuité et discontinuité de la condition pénitentiaire », in Revue du MAUSS [En ligne], n°40, Sortir de (la) prison : entre don, abandon et pardon, 2012, p. 80.

5

Pierre Dardot et Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIème siècle, La Découverte, 2014.

6

Joëlle Zask, Participer. Essai sur les formes démocratiques de participation, Le bord de l’eau , 2011.

7

Ces réflexions s’appuient sur la recherche doctorale que j’ai menée en France au centre de détention (CD) de Bapaume et à la maison centrale (MC) de Vendin-le-Vieil en 2015-2016 (observation participante, entretiens semi-directifs, mise en place et analyse d’expériences artistiques).

8

Paul Audi, Créer, Encre Marine, 2005, p. 14-19.

9

John Dewey, L’art comme expérience, Gallimard, 2005 [1934], p.405.

10

Daphné Le Roux, « Rituel : anthropologie, croyance, divin, relation, religion, sens, société. », in Dictionnaire de l’humain, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2018, p. 493-501.

11

Pascal Nicolas-Le Strat, « L’expérience de la co-création, l’art qui s’entremet » 2002, [en ligne].

12

Chloé Branders, « Jouer-déjouer : une posture d’intervention subversive en prison », in Champ pénal/Penal field, 2020, [En ligne].

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Journal 56
Rituels #1
Édito

La rédaction

Imaginer nos rituels à venir

Maririta Guerbo, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Le défi de la sobriété idéologique par le rituel

Yves Hélias, co-fondateur du Congrès ordinaire de banalyse

L’Infusante ou l’école idéale

Entretien avec Bernard Delvaux, Chercheur en sociologie de l’éducation, associé au Girsef (UCLouvain)

Le PECA, de nouveaux rituels pour l’école

Sabine de Ville, membre de Culture & Démocratie

Rituels et musées

Anne Françoise Rasseaux du Musée royal de Mariemont, Virginie Mamet des Musées Royaux des Beaux-Arts, Patricia Balletti et Laura Pleuger de La CENTRALE et Stéphanie Masuy du Musée d’Ixelles

Rituels et droits culturels

Thibault Galland, chargé de recherche à Culture & Démocratie

Faire vivre les rituels, l’espace public et la démocratie

Entretien avec Jan Vromman, réalisateur

Ma grand-mère disait

IIse Wijnen, membre de KNEPHn

Rituels de la carte

Corinne Luxembourg, professeuse des universités en géographie et aménagement, Université Sorbonne Paris Nord (Paris 13)

Justice restauratrice : dialoguer aujourd’hui pour demain

Entretien avec Salomé Van Billoen, médiatrice en justice restauratrice

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Futurologie de la coopération : des rituels de bifurcation

Entretien avec Anna Czapski, artiste performeuse

L’objet à l’œuvre

Marcelline Chauveau, chargée de projets et de communication|diffusion à Culture & Démocratie

La gestion des espaces vacants : territoire des communs ?

Victor Brevière, architecte et artiste plasticien, co-fondateur du projet d’occupation de La Maison à Bruxelles (LaMAB)

Olivia Sautreuil

Marcelline Chauveau, chargée de projets et de communication|diffusion à Culture & Démocratie