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Dossier

Imaginer nos rituels à venir

Maririta Guerbo, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

31-07-2023

Que sont les rituels ? Quel rapport entretenons-nous avec eux ? Quels seraient les rituels à imaginer pour vivre ensemble demain ? Maririta Guerbo interroge dans cet article notre besoin de rituels et le rapport au temps qu’il suppose. Pour la chercheuse, nous devons inventer de nouveaux rituels collectifs pour tenter de répondre aux besoins structurants de notre espèce. Elle propose un cahier des charges pour une réflexion collective, dans lequel elle identifie quatre types de besoins correspondant à des moments critiques de l’existence et où le recours au rituel se fait des plus criant : les rituels d’initiation ; les rituels de consommation ; les rituels funéraires et les rituels apocalyptiques.

Il y a un besoin diffus de rituels. Un besoin, diront certain·es, immédiatement rattrapé par la production de nouvelles marchandises, d’expériences à vendre (comme la routine, le rituel est devenu l’un des mots-clés du wellness). On pourrait serrer davantage le repli réflexif et avouer que le rituel est une notion apaisante, où la philosophie peut aisément trouver son miel, précisément à cause de son indétermination, puisque la pensée y est tout de suite immergée dans un bain mystique où tout peut tout advenirn. D’ailleurs, chaque besoin fait signe vers des satisfactions plus ou moins immédiates, des modes de remplissage plus ou moins concrets ou éthérés. Voilà un premier acquis, suivant le fil rouge qui connecte le rituel et le besoin : l’indétermination qui affecte notre besoin de rituel semble motivée par un paradoxal besoin de besoinn. Or, nous voudrions emprunter un autre chemin pour sortir de l’indétermination. Pour ce faire, il nous faudra radicaliser notre propos : chaque rituel est la réponse à une urgence.

Mais on ignore encore ce qu’un rituel peut être aujourd’hui, pour nous « modernes d’Occidentn ». Dans nos quotidiens minutieusement réglés, le rituel apparait d’abord comme un moment d’exception, le jour férié opposé au jour ouvrable. Souvent circonscrit à des âges de la vie exempts du travail (l’enfance et la vieillesse), le rituel semble avoir l’otiumn comme condition de possibilité et impliquer des modes d’action très variés, allant du geste à l’habitude. Vecteur du collectif (de la famille à l’État) auquel il donne une certaine consistance en le célébrant, le rituel passe par un relâchement de la pensée sans renoncer pour autant à la tension vers la vérité ; il opère un arrêt bénéfique de la parole (du jeu à la fête) où celle-ci devient à la fois automatique et efficace (le langage formulaire). On s’abandonne au rituel, on y croit. À l’image des enfants qui croient au Père Noël ; croyance entretenue soigneusement par les adultes.

Dès lors, le rituel est-il forcément lié à la croyance ? C’est une question cruciale pour le christianisme, tant les missionnaires, puis les ethnologues européen·nes, se sont étonné·es du peu de croyances que les populations « primitives » semblaient requérir dans leurs actes rituels. C’est pourquoi d’ailleurs nous avons réfuté le rituel autrefois. À ce titre, il est assez facile de dresser le portrait d’une société qui en a eu assez des rituels, confiante dans sa « méfiance au regard des symbolesn », et qui crache maintenant les fruits amers de son premier refus. La démonstration court vers son demonstratum : si les conditions du rituel sont bien la croyance en un récit (mythique ou historique) et la prise du collectif sur l’individu, une société qui a perdu aussi bien la première que la seconde ne pourra que se retrouver sans rituel. Mais, encore une fois, tout dépend de la définition que nous donnons au « rituel » ; comme nous l’avions annoncé, cette définition n’a rien d’anodin. Tentons à notre tour quelque chose, à partir de ce sans quoi le rituel n’est plus un rituel : cet élément est la répétition. En ce sens, le rituel fait signe vers le passé, un passé qui mérite d’être répété.

L’action rituelle sacrifie sa nouveauté à la répétition de ce qui est déjà connu, de ce qui a déjà eu lieu. Elle instaure ainsi une temporalité circulaire qui entre en tension avec la temporalité linéaire et vectorielle du mode de production capitaliste. Souvent, le capitalisme arrive à métaboliser le rituel, à s’approprier l’otium qui en est la condition et à le peupler de marchandises adaptées, censées remplir en mieux la fonction du rituel. En mieux, c’est-à-dire en le singularisant. Pourquoi ? Le capital repose à la fois sur la création de nouveaux besoins et sur le pari du privilège : je reste exploité.e dans l’espoir d’un jour exploiter à mon tour. Dans un système socio-économique où la production de plus-value dépend de la réduction de l’otium et du prolongement du temps de travail, le temps libre n’est pas l’apanage de tout le monde. Tout au contraire, l’otium devient le luxe d’un·e client·e privilégié·e, d’un individu supérieur défini par des besoins exceptionnels, qu’il faudra satisfaire de la manière la plus adaptée possible : tant de rituels qui deviennent des célébrations de soi.

Pour écarter ces rituels factices, il est utile de questionner la définition du rituel comme pratique purement individuelle à partir de l’opposition entre marchandise et œuvre. Certes, un rituel peut être mis en scène par un seul individu (par la répétition d’un même effort créatif par exemple), mais le célébrant s’adresse toujours à un public qu’il ne peut et ne veut pas entièrement cibler, précisément parce que son œuvre n’est pas produite dans le but de satisfaire un·e client·en. Autrement dit, le rituel n’est pas un luxe. Réciproquement, tout rituel individuel façonne un collectif qui se définit d’après l’œuvre (film, pièce théâtrale, livre, performance). Si les grandes œuvres peuvent à juste titre être considérées comme des rituels individuels, c’est dans la mesure où la collectivité qu’elles engagent (leur public) n’est pas prédéterminée ou ciblée d’avance, mais demeure à l’état virtuel – une collectivité ouverte, dont l’expansion est potentiellement infinie. Nous en venons au « nous ».

Imaginer nos rituels à venir reviendra avant tout à intercepter des besoins structurants de notre espèce, pour réfléchir ensemble aux nouvelles pratiques qui y répondront.

Imaginer nos rituels à venir : la consistance de cette invitation semble tenir toute entière dans un terme, le possessif. Dans ce « nous » que l’on veut réunir, du moins en imagination, et qui est à la fois justification et cause de l’engagement dans l’action rituelle. Dans ce « nous » qui, à l’instar des rituels qui lui donnent sa cohésion, reste à venir. Mais ce « nous » existe-t-il quelque part ? Suffit-il de s’y projeter, pour que l’« à venir » apparaisse ? Ne serait-il pas mieux de mettre ces projections entre parenthèses, comme lorsqu’on écrit un livre et que l’on pense aux lecteur·ices rarement et avec angoisse, ou encore lorsqu’on joue une pièce sans percevoir le public, plongé qu’il est dans l’obscurité ? Se projeter de manière trop précipitée dans le futur nous expose au risque d’oublier le passé et de méconnaitre le poids qu’il exerce nécessairement sur ce que nous sommes. Dans le cas du rituel, il s’agit bien d’un passé long, celui phylogénétiquen de l’histoire de l’espèce. D’ailleurs, sommes-nous en train de nous surestimer en prétendant imaginer ce qui nous imagine, s’il est vrai que ce sont les mythes qui pensent les êtres humains et non l’inverse ? Aujourd’hui, il semble que nous soyons contraint·es de courir ce risque pour ne pas courir à notre perte.

Plus modestement, imaginer nos rituels à venir reviendra avant tout à intercepter des besoins structurants de notre espèce, pour réfléchir ensemble aux nouvelles pratiques qui y répondront. En reconnaissant aussi que l’urgence est causée par le trop peu d’attention que nos collectifs (la famille, le lieu de travail, l’État) prêtent à ces besoins. Une telle perspective n’implique aucune « manipulation », puisqu’il ne s’agit pas justement de fabriquer des besoins artificiels, mais d’intercepter les besoins qui caractérisent l’animal humain comme tel. Nous pouvons dès lors esquisser une première définition positive du rituel : l’action collective de maniement des moments critiques qui scandent notre vie d’animaux humains. Un tel maniement justifiera, aux yeux de l’individu, la primauté du collectif capable de l’assurer et, inversement, le dépérissement du groupe social qui les refoule ou renonce à les prendre en charge.

Imaginer des rituels à venir demande de dresser un tableau minimal des moments critiques de notre existence où le besoin de rituel se fait mordant. Les spécialistes des rituels, à savoir les anthropologues, peuvent nous aider considérablement dans cette tâche. Leurs analyses à l’appui, nous pouvons identifier quatre types de besoins, les rituels correspondants et leur fonction : les rituels d’initiation ; les rituels de consommation ; les rituels funéraires ; les rituels apocalyptiques. C’est sur ce portrait en creux de l’animal humain que nous souhaitons conclure notre introduction.

1) Les rituels d’initiation. Prenons l’exemple du Père Noël : nous avons une croyance imposée à une population minorisée, les enfants, par une population adulte pleinement consciente du caractère illusoire de la célébration, l’entretien de la croyance et l’efficacité de la mise en scène étant destinés à limiter le désir infini de l’enfant à une seule période de l’année. Pour réfuter l’interprétation en termes de manipulation, on empruntera le regard de Claude Lévi-Straussn. D’après ce dernier, les rites de Noël sont structurés comme des rituels d’initiation, où l’action du célébrant et du célébré est nécessairement guidée par différents gradients de connaissance qui structurent l’ensemble social, tout en impliquant, le moment venu, la possibilité du basculement du célébré en célébrant. La prétendue ignorance de l’enfant est en réalité la condition de sa voyance : l’ouverture sur un autre monde, que les adultes entretiennent en agissant comme si ce monde était vrai. L’interruption de la voyance peut être brusque et marquer un moment de crise, dans la mesure où l’adolescent.e doit apprendre à faire avec un seul monde. Ce faisant, il ou elle devient un individu adulte : un célébrant potentiel de la voyance des plus petits.

2) Les rituels de consommation. Très importants pour les sociétés de chasseur·sesn, mais aussi pour les sociétés agricoles où l’on pleure le blé avant de le ramassern, les imaginaires rituels liés à la consommation des autres vivants auraient-ils perdu, dans nos sociétés, toute force régulatrice ? Charles Stépanoff redonne toute son épaisseur à cette question dans une étude consacrée aux chasseurs ruraux du Perche, de la Beauce et des Yvelinesn. Si la chasse nous trouble, c’est parce qu’elle se situe en deçà du partage entre « amour protecteur et exploitation intensive » qui caractérise notre rapport aux vivants. En effet, nous sommes tiraillé.es entre, d’une part, l’humanisation des animaux et des plantes « domestiques » et, d’autre part, un sentiment de légitimité dans l’appropriation illimitée de ces mêmes êtres là où ils ne nous appartiennent pas : hors de l’espace de nos maisons. Il ne s’agit pas de prôner un quelconque « réenchantement du monde », mais au contraire de reproblématiser un trait anthropologique fondamental, la consommation du vivant, en montrant les failles de l’enchantement capitaliste.

S’il est si difficile de réfléchir en bâtisseur·ses d’avenir, le rituel nous permet d’interrompre, du moins de manière temporaire, notre réflexion pour mettre en scène l’intolérance, le refus du présent à travers une réinvention collective du passé.

3) Les rituels funéraires. Des cris aigus d’Achille au chevet de Patrocle, jusqu’aux pleureuses du Sud de l’Italie et à la révolution chrétienne de l’humble pleur, on désespère de la mort. Non pas de notre mort, car seul le solipsismen en philosophie peut considérer une expérience de pensée, la conscience de sa propre mort, comme trait anthropologique fondamental. Laisser partir les êtres chers, ne pas passer avec eux, clore le tombeau, cela se présente dans toute société, y compris dans la nôtre, comme l’action par excellence qui nécessite du rituel. Si dernièrement l’accent a été mis sur l’importance de la parole de l’individu célébrant en temps de pandémien, qu’en est-il de la collectivité, cette grande absente, se réunissant autour de celui ou celle qui doit réaliser, par le rituel, « la deuxième mort » qui lui permettra de continuer à vivren, la mort culturelle venant tuer la mort naturelle de l’être cher ? Sommes-nous prêt·es à tuer nos mort.es ou préférons-nous réactiver plutôt d’autres imaginaires fantomatiques, où nos proches continueraient à vivre avec nous ?

4) Les rituels apocalyptiques. Au cours du rituel du mundus patet, les Romains et les Romaines mettaient périodiquement en scène l’écroulement du monde par une grande béance située au milieu de la villen. La grandeur du rite est qu’il sait faire tout d’un monde, y compris son écroulement. Mais tout rituel de la fin est intrinsèquement un rituel du début, du recommencement. S’il est si difficile de réfléchir en bâtisseur·ses d’avenir, le rituel nous permet d’interrompre, du moins de manière temporaire, notre réflexion pour mettre en scène l’intolérance, le refus du présent à travers une réinvention collective du passé. Pour contrer une angoisse de la fin qui n’a jamais été si fondée, il nous faudra alors réaliser des apocalypses culturelles à une plus petite échelle, afin de trier ce que nous voulons continuer à être et les possibles qui ne méritent pas de passer le seuil de l’avenir.

Tel est notre cahier des charges pour une réflexion collective sur le rituel.

1

La notion de rituel est tellement floue que l’anthropologue Claude Lévi-Strauss va jusqu’à lui nier toute valeur analytique. C’est l’exemple célèbre du respect du code de la route étudié par un imaginaire ethnographe extra-terrestre, prêt à reconnaitre dans la terreur superstitieuse des automobilistes à ne pas dépasser la ligne blanche un tabou d’ordre rituel : le mystère dont le phénomène rituel est entouré dépendrait alors moins de son importance pour les acteur·ices que de l’ignorance de l’analyste. Voir Claude Lévi-Strauss, Les mythologiques IV. L’Homme nu, Plon, 1971, p. 598-599. Plus modéré, Jack Goody estime néanmoins que le rituel demeure un objet mal déterminé de l’analyse anthropologique. Voir Jack Goody, « Against “Ritual”: Loosely Structured Thoughts On A Loosely Defined Topic », dans S. F. Moore, B. G. Myerhoff (éd.), Secular Ritual, Van Gorcum, 1977, p. 22-35.

2

Byung-Chul Han, The Disappearance of Rituals : A Topology of the Present, Polity, 2020.

3

L’expression est trop générale, mais a au moins le mérite de résorber le post-modernisme dans la modernité. Voir Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, La Découverte, 1991.

4

L’otium est un temps libéré de la marche du monde, conçu comme un « retrait fécond ». Lire à ce propos : Jean-Miguel Pire, « Prendre le temps d’exister. Pour un droit universel à l’otium », Journal de Culture & Démocratie n°54, 2022.

5

Mary Douglas, Natural Symbols: Explorations in Cosmology, Routledge, 1970.

6

Sur le décalage entre œuvre, auteur.ice et public, voir Gilles Deleuze, Critique et clinique, Minuit, 1993.

7

Branche de la génétique traitant des modifications génétiques au sein des espèces animales ou végétales.

8

Claude Lévi-Strauss, « Le Père Noël supplicié » (1952), dans Nous sommes tous cannibales, Seuil, 2013, p. 15-47.

9

Éveline Lot-Falck, Les rites de chasse chez les peuples sibériens, Gallimard, 1953.

10

Ernesto De Martino, « La moisson de la douleur », dans Ernesto De Martino, Mort et pleurs rituels. De la lamentation funèbre antique à la plainte de Marie, M. Massenzio (éd.), EHESS/École française de Rome, 2022, p. 229-265.

11

Charles Stépanoff, L’animal et la mort. Chasses, modernité et crise du sauvage, La Découverte, 2021.

12

Théorie philosophique et métaphysique selon laquelle aucune autre réalité n’est certaine que celle du sujet qui pense.

13

Des spécialistes, on passe ici aux professionnel·les du rituel : Delphine Horvilleur, Vivre avec nos morts. Petit traité de consolation, Grasset, 2021.

14

Ernesto De Martino, Mort et pleurs rituels. De la lamentation funèbre antique à la plainte de Marie, op. cit., p. 54. Voir le beau compte-rendu de Martin Rueff, « Pleurer à la grecque. De Martino, Pavese et la lamentation funèbre antique », Critique, 910, 3/2023,p. 231-247.

15

Ernesto De Martino, La fin du monde. Essai sur les apocalypses culturelles, D. Fabre, G. Charuty, M. Massenzio (éd.), EHESS, 2016, p. 102.

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Journal 56
Rituels #1
Édito

La rédaction

Imaginer nos rituels à venir

Maririta Guerbo, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Le défi de la sobriété idéologique par le rituel

Yves Hélias, co-fondateur du Congrès ordinaire de banalyse

L’Infusante ou l’école idéale

Entretien avec Bernard Delvaux, Chercheur en sociologie de l’éducation, associé au Girsef (UCLouvain)

Le PECA, de nouveaux rituels pour l’école

Sabine de Ville, membre de Culture & Démocratie

Rituels et musées

Anne Françoise Rasseaux du Musée royal de Mariemont, Virginie Mamet des Musées Royaux des Beaux-Arts, Patricia Balletti et Laura Pleuger de La CENTRALE et Stéphanie Masuy du Musée d’Ixelles

Rituels et droits culturels

Thibault Galland, chargé de recherche à Culture & Démocratie

Faire vivre les rituels, l’espace public et la démocratie

Entretien avec Jan Vromman, réalisateur

Ma grand-mère disait

IIse Wijnen, membre de KNEPHn

Rituels de la carte

Corinne Luxembourg, professeuse des universités en géographie et aménagement, Université Sorbonne Paris Nord (Paris 13)

Justice restauratrice : dialoguer aujourd’hui pour demain

Entretien avec Salomé Van Billoen, médiatrice en justice restauratrice

Les expériences artistiques en prison : des rituels pour (re)créer du commun ?

Alexia Stathopoulos, chercheuse en sociologie des prisonsn

Futurologie de la coopération : des rituels de bifurcation

Entretien avec Anna Czapski, artiste performeuse

L’objet à l’œuvre

Marcelline Chauveau, chargée de projets et de communication|diffusion à Culture & Démocratie

La gestion des espaces vacants : territoire des communs ?

Victor Brevière, architecte et artiste plasticien, co-fondateur du projet d’occupation de La Maison à Bruxelles (LaMAB)

Olivia Sautreuil

Marcelline Chauveau, chargée de projets et de communication|diffusion à Culture & Démocratie