Penser collectivement les hospitalités #ParOùOnPasse
Ninon et Clara, artistes et habitantes de La Petite Maison
En 2015, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés enregistrait des chiffres de migrations forcées sans précédent. Face à ces arrivées en masses et aux nombreux naufrages sur les côtes européennes, on s’est mis·es à parler de « crise migratoire ». Mais « parler de crise migratoire est faux, c’est d’une crise de l’accueil qu’il s’agit », insistait Michel Agier en 2019 lors du colloque « Habiter l’exil ». À l’automne 2022, peu de temps après que la réponse politique en Belgique ait connu un sursaut au moment de l’accueil des réfugié·es urkainien·nes, les files d’exilé·es s’allongent chaque jour devant Le Petit Château, centre d’arrivée géré par Fedasil à Bruxelles, certain·es y passant la nuit. Et aujourd’hui nombre d’avocat·es et citoyen·nes rejettent même ce terme « crise de l’accueil », dénonçant un problème structurel plutôt qu’une situation de crise amenée à se résorber.À Culture & Démocratie, le champ des migrations est un axe de travail depuis 2016, inauguré par la co-édition, avec L’Insatiable en France, de la revue Archipels, et poursuivi à travers plusieurs publications et rencontres depuis. C’est à l’occasion de la préparation de l’une d’elles, le Hors-série 2019 − « Camps », que nous avons rencontré les habitant·es de La Petite Maison pour la première fois : Bachir Ourdighi et Ninon Mazeaud, tou·tes deux membres de son comité de gestion, décrivaient dans leur conversation avec Baptiste De Reymaeker ce lieu d’accueil très éloigné des « lieux de relégation » que sont les centres d’accueil officiels, de détention ou les camps de fortune. À La Petite Maison, l’humain et la convivialité sont au centre, et au-delà de la charte et des règles pour la vie commune, pas de date de départ ou d’horaire imposés, pas d’enregistrement administratif. C’est un lieu de refuge, de vie, de partage qui conçoit l’accueil autrement.Des lieux comme La Petite Maison, il en existe d’autres, qui émaillent le parcours des personnes exilées, dans les « villes frontières », aux points de passage. Encore faut-il les connaitre. Cet automne, Ninon et Clara ont décidé de se lancer dans un voyage à la rencontre de ces lieux, de leurs habitantes et habitants, pour penser avec ces personnes d’autres formes d’accueil, et surtout faire trace.
Nous les suivrons dans ce projet, à travers des échanges, et puis en publiant leur carnet de route au fil de ce voyage dont elles nous expliquent ici la genèse et l’intention.
C’est de l’expérience des personnes accueillies chez nous, qu’est né ce projet. D’abord dans nos discussions à la maison : la notion d’exil, les réussites et difficultés des voyages, les lieux d’accueil bienveillants ou violents, ainsi que l’épuisement des corps qui souvent n’arrivent pas à trouver refuge. Ces récits qu’iels nous transmettent depuis quatre ans sont l’engrais qui a permis au projet de grandir, ailleurs que dans nos têtes.
À Bruxelles, nous habitons La Petite Maison, lieu que nous avons choisi, où l’accueil, le partage et la bienveillance sont les principales valeurs. Nous faisons partie de ce petit réseau alternatif et solidaire. Nous sommes une de ces îles, un morceau de cet archipel de résistances qui se crée petit à petit, à travers toute l’Europe et plus particulièrement sur des points de passage précis, appelés aussi « villes frontières ».
Ce projet est une trajectoire, à la rencontre de lieux, similaires sur certains points, à notre Petite Maison. C’est un récit collectif, aux nombreuses voix, qui souhaitent présenter d’autres îlots résistants, et ouvrir une discussion autour de nos manières collectives, et nos hospitalités.
Il y a deux ans, nous nous rendions à Briançon pour la deuxième fois. Il nous a semblé évident que cette ville soit le point de départ du projet.
Le Refuge solidaire à Briançon est un lieu comme La Petite Maison à Bruxelles. On y accueille tou·tes celles et ceux qui se présentent. On y mange ensemble. On s’y réchauffe. On s’y repose. On se raconte et on continue la route. La route est souvent la
même pour nombre d’entre elles et eux : de l’Italie jusqu’à l’Angleterre.
À chaque départ, on aurait aimé donner des noms de lieux avec des adresses, pour qu’iels trouvent sécurité et repos sur toutes les étapes de leurs périples. On aurait aimé leur glisser un papier dans la poche, qui puisse éviter les nuits dehors, et qui ouvrent les
portes des espaces où on mange, on danse et on discute ensemble.
Puis, on s’est dit qu’il fallait le faire.
La trajectoire que nous avons choisie, c’est celle qu’on a le plus entendu à la maison, grâce aux liens déjà créés à Briançon il y a deux ans. (L’Italie, la France et la Belgique, pour rejoindre l’Angleterre ou l’Allemagne).
Sur cette trajectoire, nous partons à la rencontre des lieux « alternatifs » et de leurs occupant·es, qui proposent un refuge aux personnes transmigrantesn.
« Alternatifs » car nous sommes à la recherche de celleux qui, comme nous, « conçoivent différemment un système » : ni des centres d’accueil où l’être humain devient numéro, ni des lieux institutionnels où les portes se ferment à 22 heures. Des endroits cachés, qui abritent des personnalités hétéroclites, des militant·es, des artistes, des oublié·es et des passager·es…Très loin des politiques migratoires et de l’hospitalité distribuée au compte-goutte.
Nous interrogeons ensemble, en groupe, en voulant gommer cette frontière invisible de l’accueillant et de l’accueilli. Des histoires d’espaces collectifs, en images et en sons. Nous croyons fortement en la solidarité alternative militante et féministe, c’est pour cela que nous voulons mettre en lumière la nécessité et la force de l’adelphité alternative.
Nous avons besoin que ces espaces créent leurs propres récits, qui sont trop souvent absents des canaux de communication traditionnels.
En tant qu’artistes, nous partageons le même constat : l’urgence de créer des outils ludiques et artistiques pour faire lien, ouvrir et renseigner sur de nouveaux réseaux de solidarité, mettre en lumière la richesse de la rencontre avec autrui.
Dans ce projet collaboratif nous travaillons avec les outils qui nous permettent de nous exprimer (l’image, le dessin, le son..) et nos savoir-faire communs (la construction d’une pensée à travers des protocoles d’ateliers).
C’est avec ces outils que nous écrivons nos propres histoires.
Nous partons pour questionner nos manières d’accueillir.
Pour provoquer ces discussions et créer des liens, nous avons imaginé plusieurs étapes, ateliers et interview, qui questionnent l’hospitalité et donnent la parole à toustes. Ces ateliers, nous les répétons comme des rituels, comme des invitations à nous
rejoindre.
Écouter, inventer et récolter.
Nous restons attentives, chaque nouvelles rencontres bouleversent un peu plus le projet, et “rebat les cartes”.
C’est une trajectoire collective, qu’on imagine évoluer et durer dans le temps.
Cependant derrière cette trame artistique et poétique, de questionnements et de rituels, l’idée de créer un outil est bien là. Connaissant les difficultés pour l’étranger·e qui arrive dans la ville inconnue, il est évident que nous posons la question de l’utilité que pourrait avoir notre démarche. Comme les balises qui guident les randonneur·ses en montagne, et partout où il y a des chemins à suivre. Se pose alors la question de la cartographie, avec tous les obstacles qu’elle apporte aussi. Ce projet a un double objectif : proposer un outil pratique aux personnes transmigrantes. Informer sous une forme artistique, ludique et actuelle les personnes susceptibles de créer des lieux de refuge, générateurs de liens et de solidarité à leur tour.
Les lieux alternatifs que nous visiterons, sont les personnages principaux de ce travail. C’est la raison pour laquelle nous nous y déplaçons, nous y restons le temps qu’il faut. Avec beaucoup de flexibilité et la conscience qu’il faut d’abord bâtir des relations de confiance. Qui prennent du temps.
Ils sont les cœurs de cette histoire d’hospitalité où la violence existe aussi − et nous n’avons pas l’intention de le cacher. Comment déconstruire nos rapports de domination et les transformer en force ? Nous ne cherchons pas à montrer l’exactitude de ce que serait le « bon » accueil, du ou de la parfait·e citoyen·ne, mais plutôt à nous demander : comment faire avec nos inégalités, nos privilèges, nos différences pour construire ensemble ? Sans oppression, sans prendre la place de, en se trompant, beaucoup, en apprenant des expériences des erreurs et des réussites. Nos engagements et nos implications ne sont pas anodins. Ils nous poussent à nous questionner, ils invitent à des réflexions collectives.
Pour finir cette présentation, nous voulions utiliser les mots d’introduction d’une réflexion collective, du projet grenoblois Modus Operandi que nous avons rencontré juste avant notre départ de Bruxelles − il y a des hasards plus magiques qu’hasardeux !
« Dans un monde désormais dominé par le profit et le contrôle, les montagnes témoignent de la résistance des hommes et des roches. Les roches qui ont entendu les halètements des contrebandiers, qui ont protégé les armes des rebelles, qui ont caché des bandes de brigands. Les roches qui ont encore beaucoup à raconter. Notre seul drapeau est celui de la révolte de la montagne à la mer… » (source : Nunatak, numéro zéro, p. 14)
Ce soir-là, on a fait parler les roches,
mais aussi le sable et les gouttes d’eau qui forment la mer.
Car ils ont beaucoup à nous raconter.
Les femmes et les hommes de passage laissent des traces. Qui parfois s’effacent.
Le vent efface les traces de pas dans le sable.
Les vagues effacent le passage des bateaux qui traversent les mers.
Les roches se couvrent de neige et effacent ainsi les empreintes des voyageurs.
Et pourtant, des hommes et femmes bien obstinés vont chercher ces traces, pour construire, ensemble, une mémoire de leurs passages.
Des passages qui, souvent, se font dans la violence.
Car nos politiques ont rendu ces passages difficiles, dangereux, violents, parfois mortels.
Ce n’est évidemment pas la faute au sable, ni aux gouttes d’eau, ni aux roches.
Eux, sont là de tous temps.
Ils ne sont pas hostiles en soi. Ils sont rendus hostiles.
On a obligé, à travers les politiques mises en place par nos dirigeants, des milliers de
personnes à s’y confronter, à s’y frotter.
On est allé ce soir-là à la recherche de ces traces…Cristina Del Biaggio
Ce terme raconte une situation de transit, une situation temporaire, le non-statut d’un corps sur la route, en mouvement.
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