Lors des ateliers vidéo qu’elles animent, Pauline Roque et Eleonora Sambasile mobilisent l’outil cinématographique dans une démarche d’éducation populaire. Elles rappellent que définir le « populaire » en cinéma est tout aussi complexe et ambigu que dans d’autres champs culturels. Blockbusters ou films d’auteur, films d’atelier ou cinéma professionnel : au-delà de la place et de la valeur que l’on choisit de leur attribuer, pour elles, l’important est surtout d’éduquer à l’image et au regard critique en général.
Propos recueillis par Maryline le Corre, coordinatrice à Culture & Démocratie
Quelle serait votre définition d’un cinéma populaire ? Un cinéma qui toucherait un public le plus large possible ou celui qui se ferait l’écho du vécu des classes populaires ?
Eleonora Sambasile : Le terme populaire par rapport au cinéma est un mot ambigu. Il peut renvoyer à la popularité, à ce qui a vocation à être vu par le plus grand nombre, un cinéma qui s’adresse aux masses, les blockbusters pour lesquels on met beaucoup de moyens à la production et qui visent un grand nombre d’entrées. On y oppose souvent le « cinéma d’auteur » qui serait un cinéma avec moins de moyens de productions et destiné à être vu par un plus petit nombre, une niche plus « intellectuelle ». Ce clivage-là permet de questionner le fait qu’un cinéma dit d’auteur véhiculerait un message plus intéressant que le cinéma dit commercial ou populaire. Comme si le cinéma susceptible d’être vu par le plus grand nombre était moins intéressant en termes de traitement du sujet ou moins proche des questions qui concernent le peuple. Or le cinéma mainstream est souvent lui aussi un cinéma qui interroge les peurs, les frustrations, l’amour, les sentiments, les espoirs de nos sociétés. Il y a plein d’exemples de films commerciaux dont les histoires s’inscrivent là-dedans, mais il y a un besoin de classification. Est-ce qu’un film d’auteur qui deviendrait très connu par le bouche à oreille serait moins populaire qu’un blockbuster ? Et est-ce que l’un et l’autre sont moins populaires qu’un film réalisé dans le cadre d’ateliers citoyens participatifs ? Ces catégories ne doivent pas devenir l’enjeu du cinéma, qui est de s’exprimer, de regarder le monde, de proposer un point de vue. Mettre des images ensemble ça interroge toujours quelque chose et ce qui est intéressant c’est d’arriver à faire bouger les lignes chez les spectateur·ices.
Pauline Roque : En effet, c’est un terme ambigu. Je pense qu’un cinéma qui viendrait du peuple serait peut-être l’équivalent des « films d’ateliers » pour lesquels on propose aux participant·es de s’approprier l’outil cinématographique pour qu’ils et elles puissent montrer leur propre vision du réel. Et puis, il y a le cinéma qui répondrait aux gouts du peuple mais sans le mettre directement en scène, au contraire. Il y a aussi les films d’auteur comme par exemple Coûte que coûte de Claire Simon, qui mettent en scène l’histoire des ouvrier·es mais qui ne sont pas vus par ces dernier·es. Ils le sont plutôt par une classe élitiste et non ouvrière.
Chaque type de cinéma a sa place mais le cinéma commercial reste le référent au niveau des codes visuels qui vont alimenter l’inconscient des citoyen·nes. Sur le terrain c’est une vraie problématique, parce que quand on propose de faire un film, à des jeunes d’Anderlecht par exemple, tout de suite il·elles s’imaginent que l’on va faire comme dans Batman. Il faut alors déconstruire tout un tas de représentations, faire comprendre dans quel mode de production on se trouve et essayer de faire avec les moyens, réduits, que l’on a.
Y a-t-il la création d’un « gout populaire » dû à la force de communication du cinéma commercial ?
P.R. : Entre les films d’ateliers et le cinéma mainstream qui est censé répondre aux gouts de la plupart des gens, il y a une mise en scène extrêmement différente techniquement. Les films commerciaux utilisent des recettes et une grammaire qui ont fait leurs preuves : où placer la camera, quelle focale utiliser, l’utilisation de la plongée ou contre-plongée… Ils savent comment exprimer ou renforcer une émotion chez le·a spectateur·ice par le prisme de la caméra. Ce sont des codes communément admis d’un film à un autre dans le cinéma dit mainstream. Alors que dans le cinéma d’auteurs on parle plus de point de vue d’auteur. C’est-à-dire que le réalisateur ou la réalisatrice trouve sa propre grammaire, son propre langage, une démarche qui est plus assimilable à d’autres arts tels que la peinture. On va voir un film d’auteur pour se poser des questions avec lui sur le regard singulier qu’il a au monde. C’est alors cette singularité qui va embarquer les spectateur·ices. Je ne pense pas que le milieu du cinéma d’auteur pousse un clivage avec le cinéma mainstream mais plutot à ce que ces manières différentes de faire du cinéma continuent d’exister pour qu’il y ait des propositions vraiment différentes.
Quant à savoir si la majorité désire réellement voir des blockbusters ou si elle reprend inconsciemment les codes proposés par ces films ? Je pense que les deux s’alimentent d’une certaine façon. Les salles de cinémas répondent à une demande et ne se risquent pas souvent à diffuser un film de niche ou issu d’un atelier vidéo. Et plus le budget de la culture se réduit plus on va aller vers un cinéma qui rapporte de l’argent évidemment.
Je ne sais pas si c’est la diffusion de masse qui oriente les gouts des gens mais en tout cas, le fait de ne pas diffuser d’autres types de cinéma va par défaut créer un vide de gout.
E.S. : Je pense que l’on revient à cette catégorisation du public populaire. On dirige les gens vers des cases et des classes. On pense que le cinéma commercial va susciter plus d’intérêt et donc on le place dans toutes les salles et on le programme plus longtemps. Or que se passerait-il si on faisait la même chose avec tous les autres types de cinéma, si en termes de régulation de l’offre, on arrivait à avoir des propositions plus égalitaires ? Je ne veux pas dire qu’un blockbuster ne doit pas être vu, mais juste que d’autres cinémas existent, qui par biais de stéréotypes, sont considérés comme films de niche, d’intellectuel·les, et ne pourront pas être vus par les classes dites populaires. ccSi je ne peux pas gouter à quelque chose comment saurais-je si je peux l’apprécier ou non ? Ce n’est pas le public populaire qui n’est pas capable de gouter au caviar, au champagne ou à autre chose, c’est juste qu’on ne le lui propose pas. Personnellement je n’ai découvert les films de Godart ou d’Akerman que très tard.
P.R. : Cela me fait penser à Marguerite Duras qui, en assistant à une projection d’un de ses films, s’est aperçue que deux jeunes gens qui parlaient devant elle s’étaient trompés de salle. Elle disait que les salles de cinéma offrent aussi cette possibilité de se tromper et qu’en l’occurrence ces deux personnes avaient été touché·es par un cinéma dont elles ignoraient tout à fait l’existence. Aujourd’hui des plateformes telles que Netflix ne nous permettent plus de nous « tromper de salles ». Netflix propose toute une sélection en fonction des gouts potentiels de chacun·e à partir d’un algorithme. La modernisation de l’outil de diffusion restreint finalement la possibilité de l’utilisateur·ice de se perdre. Elle enferme le ou la spectateur·ice dans ce qu’il ou elle est supposé·e aimer.
Comment envisagez-vous l’éducation populaire dans le cadre de vos pratiques de terrain? Quelles sont les spécificités de la vidéo et du cinéma par rapport à d’autres outils culturels comme le théâtre-action ou l’atelier d’écriture ?
E.S. : Il y a un piège dans la sémantique de l’expression « éducation populaire ». Que signifie populaire ? L’analyse de l’image et de l’éducation au regard critique est quelque chose de transversal, dans une société où nous sommes toutes et tous sans cesse bombardé·es d’écrans et ce quel que soit notre métier ou classe sociale. On nous pousse à travailler avec un public dit populaire, mais moi j’ai le sentiment que nous devrions outiller la population dans son ensemble sans distinction de classes.
Au Gsara nous organisons des ateliers de réalisation mais aussi, plus simplement des ateliers d’éducation à l’image. L’enjeu c’est de pouvoir amener les gens à réussir à identifier ce qu’ils ont envie de raconter, à comprendre que ce n’est pas anodin ce qu’ils sont en train de mettre en scène. Chaque choix a une signification, est chargé d’une lecture du monde. Il·elles comprennent ainsi qu’il n’y a pas de hasard lorsque l’on véhicule de l’image. Tout a un sens et il faut pouvoir maitriser ce sens en temps qu’émetteur·ice mais aussi en tant que récepteur·ice. C’est-à-dire être capables de lire les images que l’on reçoit, de percevoir le monde que l’on nous propose avec un œil critique.
Par exemple, au Gsara on a fait un film avec des allocataires du CPAS, habitué·es d’un restaurant social. On leur a proposé de filmer ce lieu. Au fur et à mesure des ateliers, il·elles ont compris les codes, la grammaire et ce sont eux·elles qui se sont emparé·es de la caméra et qui ont décidé de ce qu’il·elles voulaient raconter et comment le mettre en images pour que le film véhicule cela et pas autre chose. Il·elles ont réfléchi au misérabilisme, mais aussi à ce qu’il·elles avaient envie de mettre en avant comme la solidarité, les rassemblements, l’amitié dans ce lieu. Il·elles ont filmé de telle façon que tout cela soit visible et audible. On aurait pu dans ce même lieu faire un tout autre film, c’est une question de choix, de regard que l’on porte et de moyens que l’on se donne. C’est tout cela qu’un atelier vidéo permet d’expérimenter.
P.R. : Oui si on a le temps pour le faire. Mon expérience dans différentes maisons de production et celles d’autres ami·es, qui ont aussi fait des ateliers vidéo me permettent de dire que le temps passé avec les participant·es en ateliers a considérablement diminué au cours des dernières années. C’est-à-dire qu’avant un atelier se faisait sur une année minimum, c’était vraiment la démarche qui comptait. Maintenant ça se fait sur deux à trois mois avec une obligation de produit fini beaucoup plus importante. Il y a aussi ce travers au-delà de tout ce qu’Eleonora décrit au niveau de la démocratisation de l’outil. Qui permet de faire un film avec et pas pour les participant·es et qui leur permet de s’approprier un réel langage pour aiguiser leur sens critique. Tout cela demande du temps et dans le concret, aujourd’hui, on en manque cruellement. Le CVB et le GSARA ont été créés dans les années 1970 avec une politique qui permettait que ce temps soit pris. À l’époque les ateliers étaient subventionnés sans obligation de résultats, c’étaient vraiment la démarche et l’expression qui prévalaient.
À l’heure de la démocratisation des outils et où l’image est omniprésente, savoir s’approprier les médias permettrait-il le développement d’une citoyenneté active et responsable ?
P.R. : Oui mais il faut faire attention à ne pas « cannibaliser » les publics. L’expression « démocratisation de l’outil » me fait penser à « démocratisation de la culture », qui est un terme qui est arrivé avec le socialisme et qui, sous couvert d’ouverture, a d’une certaine façon globalisé la Culture et par là-même gommé ce que seraient les cultures. La culture alors mise en avant s’est avérée relativement élitiste. On peut alors aussi faire notre autocritique. Est-ce que démocratiser l’outil cinématographique ce serait analyser des films d’auteurs ? Inculquer à des publics plus populaires la Culture, européenne et blanche ? Cette question de la démocratisation de l’outil cinématographique doit être pensée de concert avec celle de la démocratisation de la culture et ce au sein même des ateliers et avec les participant·es. Ça ne doit pas être seulement une attention sur le papier. Au-delà du travail de fond – qu’est-ce que tu as envie de raconter ? Pourquoi tu as envie de t’exprimer ? – la question de la manière de le faire est aussi très importante. Avec l’outil cinématographique, cette question peut opérer quelque chose chez les participant·es, avec toutes les spécificités de cet outil.
E.S. : Une chose qui me semble importante ce sont les récits qui émergent. On va donner la possibilité aux participant·es de faire entendre d’autres histoires. Il y a quelque chose de l’ordre de l’inédit qui émane des gens où qu’ils soient et cette parole inédite c’est important de l’entendre par la voix des premiers et premières concerné·es. Par exemple, si on veut parler des travailleuses du sexe, donner la parole à des travailleuses du sexe ; si on veut parler de migration, donner la parole à des réfugié·es. Leur mettre l’outil en mains et leur faire raconter ce qu’il·elles vivent, leur monde, leur histoire, leur combat de l’intérieur, au lieu de moi-même, blanche, européenne raconter leur vécu. La dynamique, c’est d’inverser les jeux de pouvoir. Quand on détient l’outil, on détient aussi le pouvoir de raconter une histoire. Et cette histoire parfois prend de l’ampleur pour devenir un récit collectif si elle est fort diffusée, relayée par les médias. Il faut créer des contre-récits face aux récits dominants et aller donner des moyens de s’exprimer à celles et ceux qui en ont le moins.
Image : © Marine Martin