Emine Karali a grandi avec pas mal d’étiquettes, des identités qu’elle ne s’est pas choisies. Dans son travail d’illustratrice, dessiner des masques lui permet de brouiller les pistes : plus de visage ou de genre identifiable mais des identités multiples que chacun·e reconnait selon son cœur. Elle imagine des histoires qui interrogent nos représentations de l’Autre et invite chacun·e à en inventer.
Propos recueillis par Thibault Scohier, critique culturel
Quand on est face à ton travail, on pense évidemment au visage derrière le masque ou qui est le masque. Je vois que tu as déjà travaillé sur des portraits, souvent très expressifs : pourquoi être passée à cette forme plus désincarnée, même si elle est pleine d’émotions ?
Emine Karali : J’ai longtemps dessiné des portraits de mémoire, de gens croisés, ou à partir de photo. Le dessin c’est une manière pour moi de pouvoir retranscrire des expressions, des traits tels que je les imagine. J’aime les rides, les expressions, les arrêts sur des actions du corps…
Et puis, même si j’en fais toujours, je me suis un peu lassée des portraits. Je me suis acheté des encres diluées et en les testant, j’ai commencé à dessiner des gouttes qui, petit à petit, ont formé un masque/visage. Un masque qui n’était pas du tout lié à une personne en particulier. J’aimais bien l’idée qu’on ne puisse pas reconnaitre une personne ou un sexe en particulier. J’aimais aussi le mouvement que les gouttes pouvaient créer et qui n’existait pas dans mes portraits.
Quelque chose qui me marque, c’est le trait à la fois si régulier et chaque fois singulier – comment décrirais-tu ta technique ? Et pourquoi utiliser ce « pointillisme »
E. K. : Souvent je me lance sans trop savoir ce que je vais faire. Et après avoir placé certains traits, me viennent des idées de combinaisons de couleurs, des superpositions… Si j’utilise ces gouttes/amandes c’est pour me détacher des portraits que je faisais au départ. Cela me permet aussi de créer du mouvement dans le dessin.
On sent fort des influences de l’art africain – je pense notamment à des séquences du documentaire de Chris Marker Les statues meurent aussi. Comment décrirais-tu les sources dans lesquelles tu as puisé ?
E. K. : J’aime beaucoup les masques africains, mais ce ne sont pas mes seules sources d’inspiration. Je sais que les couleurs noires et dorées évoquent l’Afrique mais ce n’était pas mon intention. Je regardais beaucoup de documentaires petite, et je passais des heures à la bibliothèque à regarder les livres de photographie sur les folklores et les rituels dans différentes régions du monde.
Ma mère, qui est d’origine turque, me racontait des histoires de son père apiculteur alpiniste. Nous avions très peu d’images de sa famille en Turquie. Et le dessin c’est une manière pour moi de pouvoir retranscrire des scènes qu’elle me racontait. La danse et la musique sont aussi une influence. Elle avait reçu au décès de sa mère un vêtement traditionnel avec une couleur qui est spécifique à la région dont elle est originaire. J’imaginais plein d’histoires juste en regardant ce tissu. De la même manière, les romans nous permettent d’imaginer des personnages, des décors.
Le masque joue le même rôle pour moi, il permet de raconter des histoires propres à chacun. Pour citer quelques exemples : j’aime beaucoup un folklore bulgare, les kukeri : ce sont des hommes (et depuis quelques années des femmes aussi) costumés qui effectuent des danses rituelles traditionnelles ayant pour but d’effrayer les mauvais esprits. J’aime aussi les kilims, les tatouages des femmes du Maghreb sur leur visage, les bijoux touaregs, les tissus mongoles…
Et en même temps, à côté de ce rendu muséal, il y a aussi quelque chose du carnaval ou généralement de la célébration, notamment dans les « rouges » de ta série des masques – était-ce une volonté ?
E. K. : Il y a un côté célébration c’est vrai mais sans y mettre trop de signification. Parfois je me permets des titres qui influencent la lecture mais j’essaie de ne pas trop donner de grille de lecture. Le festival en soi m’intéresse s’il est « sauvage ». J’aime qu’on puisse passer d’un univers à un autre, d’une culture à une autre. On m’a plusieurs fois suggéré de les réaliser en tissu ou avec d’autres matières, peut-être parce qu’on les imagine dansant.
Je vois dans la description de ton Instagram : « Belge, Bruxelloise, Ardennaise et Turque » – c’est une jolie palette d’identités ! Est-ce tu dirais qu’elles influencent ou nourrissent tes œuvres ? Et si oui, de quelle manière?
E. K. : Mes parents, turcs tous les deux, sont arrivés jeunes en Belgique pour travailler dans le secteur du bois. À la maison on parlait turc et à l’école, dans le village, chez les amis, voisins, on parlait en français. J’aurais pu ajouter « Femme ».
On m’a souvent dit ce que j’étais ou non… J’ai du mal à me dire que je suis plus de ceci ou de cela. J’ai donc décidé que je serais tout ça en même temps. Mes origines, par les histoires racontées par ma mère, la danse et la musique m’ont influencée, tout comme la nature ardennaise ou les rencontre que j’ai faites à Bruxelles.
Même si mes dessins ne sont pas là pour représenter cela, ils le font sans doute inconsciemment, mais j’essaie de me détacher de mon identité et d’en créer de nouvelles, imaginaires, qui puissent évoquer différentes choses à chacun. Je n’aime pas quand les choses sont trop cloisonnées. La tradition étant fort pesante dans ma famille, l’idée que je puisse étudier en art n’était pas très bien acceptée. Je ne pouvais pas dessiner ce que je voulais, ni en faire un métier aux yeux de ma famille.
Je suis partie de chez moi à 17 ans pour pouvoir m’émanciper et vivre comme je le voulais, c’est comme cela que je suis arrivée à Bruxelles où j’ai terminé mon cursus secondaire à l’Académie des Beaux-Arts et ensuite à Saint-Luc en Arts Visuels. Je suis finalement restée à Bruxelles. Aujourd’hui, mon choix d’un parcours artistique est plus accepté et cela a pu permettre à mon frère ou à ma cousine d’en suivre un aussi.
Je vois sur les réseaux sociaux que tu t’engages dans un certain nombre de luttes politiques – est-ce que tu te définirais comme une artiste engagée ?
E. K. : Je pense que je le suis, engagée. La société m’a un peu obligée à l’être car toute ma vie j’ai dû me battre pour faire valoir mes droits, ceux de mon entourage, au quotidien, à l’école, dans ma communauté, ou dans la société en tant que femme d’origine turque. Ma mère avec son salaire de femme de ménage a élevé seule 5 enfants. Ce n’était pas facile… Mes portraits sont parfois typés, et mes masques (les plus récents) viennent casser les stéréotypes, il n’y a plus de genres, ni de couleurs, ni de classes sociales.
Pour toi, est-ce le rôle des artistes de s’engager ? Et si oui, est-ce qu’ils devraient, d’une manière ou d’une autre, mettre leur art au service des luttes qu’ils soutiennent ?
E. K. : Je ne sais pas si c’est leur seul rôle de s’engager mais pour moi c’est important qu’il puisse y avoir un message, un discours ou une histoire derrière mes œuvres. J’aime beaucoup le street art lorsqu’il porte un message fort qui m’oblige à me poser des questions…
J’essaie de rester le plus proche possible de mes idées graphiquement, même si je fais bien sûr une différence entre ce que je produis pour une revue ou ce que je fais pour moi-même : forcément les thèmes abordés ne sont pas toujours des combats que je mène ou des situations que j’ai vécues.
Tu travailles dans l’édition – comme illustratrice et relectrice (pour tout ce qui concerne la mise en page) – est-ce que tu voudrais vivre un jour de ton travail d’illustratrice ? Est-ce que ça te semble imaginable ?
E. K. : Je suis graphiste pré-presse, j’ai travaillé pendant quatre ans aux éditions Aden et dans d’autres domaines assez variés. J’ai mis en page et réalisé des couvertures de livres. En plus d’affiches, cartes de visite, logos et autres visuels sur des supports variés. J’ai travaillé aussi durant deux éditions pour le festival du film documentaire Millenium et je travaille encore avec eux pour l’édition 2019.
Mon travail de graphiste est assez différent de ce que je produis comme illustratrice. J’aimerais pouvoir vivre de l’illustration mais ma situation financière m’a obligée à faire des choix. Je commence seulement à démarcher de ce côté. J’ai un projet de fresque qui devrait commencer en mars si tout va bien.
D’autres projets ? Des œuvres sur lesquelles tu travailles pour le moment ? Ou des curiosités que tu aimerais explorer ?
E. K. : Je travaille sur la thématique de la mer mais aussi sur le métier de mon grand-père qui était apiculteur alpiniste sur les rives de la mer Noire en Turquie. Il avait des ruches à plus de 8 mètres de haut dans les arbres. Il partait récolter le miel et restait parfois plusieurs jours en forêt. Le miel, c’est l’or des Lazes, l’ethnie de mes parents. On dit des Lazes qu’ils ont la tête dans les arbres et les pieds dans l’eau. J’aimerais pouvoir illustrer toutes ces histoires autour de ces apiculteurs si particuliers.
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Image: © Emine Karali