« Paroles de résistance en résilience » organisé à Bruxelles, du 18 au 27 juin 2021, par le Théâtre de la parole, et qui se proposait d’« aborder la question des territoires au-delà de ce que nous regardons, de ce que nous acceptons comme visible ». Lieu de création, de collecte, de transmission et de diffusion, le Théâtre de la Parole a invité des conteurs et conteuses, des musiciens et musiciennes et d’autres artistes de spectacle vivant à aborder cette question à travers leur pratique de création. Magali Mineur pose ici un regard rétrospectif sur le festival marqué par le contexte particulier − tout juste « déconfiné » − dans lequel il s’est tenu.
« Une chose n’est ce qu’elle est que dans sa limite et par sa limite. »
— Friedrich Hegel
Il est de ces instants dans la vie qui sont comme des rendez-vous particuliers, des balises en mer, des lieux de rencontres intimes et fortes, des refuges pour les pensées communes, sortes d’iles, de bulles dans lesquelles des idées, des envies, des actions se rejoignent, se tissent les unes aux autres pour faire de toute cette matière un ouvrage solide. C’est sur une de ces iles que le désir de Sophie Clerfayt, Hélène Bardot et Christine Métrailler, toutes trois artistes de la parole, a rejoint le nôtre. Elles voulaient parler des territoires, en tous cas les questionner, à travers la création d’un spectacle. Nous voulions les retrouver dans ce lieu, déborder de nos espaces communs, soutenir cette création et en profiter pour franchir de nouvelles frontières, découvrir de nouveaux espaces à travers une saison toute entière consacrée à cette thématique.
Ainsi, commencerait une exploration qui toucherait à tous les secteurs d’activités du Théâtre de la parole, la pédagogie et la transmission, les actions en éducation populaire, la préparation des spectacles pour nourrir les rendez-vous avec le public, les ateliers pour tous les âges,… Et puis, à peine avions-nous embarqué vers de nouveaux horizons qu’est venu le virus et son cortège de restrictions, amenuisant l’espace des rencontres et des liens humains à peau de chagrin.
Des millions de personnes se sont retrouvées enfermées dans le territoire de leur maison, d’autres ont vécu leurs derniers jours enfermé⋅es dans l’espace de la solitude, certain⋅es ont tenté de repousser les frontières de la maladie, mais la plupart d’entre nous – hormis quelques privilégié⋅es − ont vu changer leurs territoires de vie. Tout s’est arrêté pendant des mois. Interdiction de sortir, de voir la famille, les ami⋅es, interdiction d’embrasser, de se serrer dans les bras. Le rapport au territoire de l’intime a été totalement bouleversé pour le tout petit comme pour la personne âgée. Du territoire géographique, à celui de nos cœurs, plus rien ne sera plus comme avant le virus. Alors, comment vivrons-nous dans ces nouveaux territoires, comment en parlerons-nous ? Jamais encore cette question n’avait touché autant de monde à la fois, et d’autant de manières.
Il ne s’agissait plus de vagues débats sur les territoires envahis par des hordes de barbares venu⋅es de lointains pays, ni de discussions molles sur la différence entre sphère privée et publique, il s’agissait du territoire de la santé de toutes et tous, ce petit morceau de chair que nous sommes et qui forme une carte en relief de nos humanités. Ce territoire si particulier qui a lui seul ouvre à toutes les dimensions : celle de la liberté individuelle – se faire vacciner ou pas –, celle de la qualité des liens qui nous relient aux autres – nos proches, famille, ami⋅es, mais aussi les personnes que nous côtoyons dans la vie professionnelle –, celle de nos choix politiques – comment avons-nous été « gouverné⋅es » pendant la crise ? –, celle de la transmission aux plus jeunes − transmission de quoi et comment ? Dans le même temps, est-ce que toutes ces dimensions ne nous ont pas coupé⋅es de l’attention aux Autres – autres pays, autres guerres, autres catastrophes, autres dictatures – en nous refermant sur nous-mêmes tout occupé⋅es à gérer le mieux possible les conséquences parfois dramatiques de la pandémie ?
Depuis l’après-Deuxième Guerre mondiale, la carte du monde s’est couverte de nouvelles frontières. Pourtant elles n’arrêtent pas les insectes (une vingtaine d’espèces « exotiques » s’établissent en Europe chaque année), ni le brouillard, ni les oiseaux, encore moins les nuages ou les virus, qui voyagent en avion dans le souffle des passager⋅es. Elles arrêtent seulement les hommes, les femmes et les enfants qui cherchent à rejoindre un territoire plus serein où la vie est possible sans crever de faim, de soif ou sous les bombes. Ces frontières-là, œuvres des êtres humains, ne sont pas que protectrices. Elles sont autant d’occasion de séparer, d’éloigner, de mettre à distance, de se replier sur soi par peur, lâcheté, haine.
Maintenant qu’un plus d’une année s’est écoulée, nous sommes plus que jamais convaincues que ce qui sera déterminant pour la suite c’est de nous pencher sur les questions de fond que soulève cette crise au lieu de nous contenter de mettre des emplâtres, de poser des compresses, de donner un coup de pouce. La chance à saisir n’est-elle pas de nous demander ce qu’est la culture ? Quel sens revêt le mot liberté ? Quel sens donné au mot démocratie ? Qu’est-ce que l’obéissance ou la désobéissance ? Et pourquoi obéir ? Toutes ces questions et, d’autres encore, qui posent un regard sur ce qui fait partie intégrante de la vie, devront être posées non pas seulement pour quelques instruit⋅es, quelques penseur⋅ses, quelques privilégié⋅es, mais pour toutes les femmes, tous les hommes et tous les jeunes et ce, quel que soit le degré d’instruction, le milieu social, le niveau de vie. Il s’agira aussi de voir concrètement comment elles se traduisent dans leur vie quotidienne. Il n’y a que la parole qui franchit cette infinité d’interrogations, atteint, et touche, offrant une résistance aux murs qui s’élèvent pour aborder la question des territoires au-delà de ce que nous regardons, de ce que nous acceptons comme visibles.
Juillet 2021
Image : © Benjamin Monteil