- 
Dossier

Le cauchemar comme lieu de vie

Joseph Tonda
Enseignant-chercheur en sociologie et anthropologie à l’Université Omar Bongo de Libreville

01-12-2020

Ces derniers mois, nous avons assez entendu la métaphore filée de la guerre contre le coronavirus érigé en ennemi invisible des États et de leurs sujets. C’est la volonté implacable du virus qui obligerait les dirigeant·es à prendre des mesures sanitaires, à fermer les lieux de sociabilité et à décréter le confinement, réduisant ainsi le lieu de vie au foyer, au « toit sur la tête » pour les plus chanceux·ses. Que se passe-t-il quand le lieu de vie devient un mauvais rêve, le cauchemar produit par un virus ? Simple métaphore ? Pour Joseph Tonda, l’expérience de vivre dans le rêve de l’autre est pourtant un scénario qui se répète. Du capitalisme destructeur aux mouvements Black Lives Matter, en passant par l’esclavagisme et la colonisation, le sociologue et anthropologue propose une analyse troublante qui, en pensant le « coronavirus-cauchemar » comme lieu de vie, interroge les mécanismes et les discours de l’assujettissement et les frontières de la démocratie.

Mon propos est de montrer que la vie des populations depuis l’irruption de ce nouveau coronavirus début 2020 s’inscrit dans la logique que révèle un internaute accusant le gouvernement congolais de Brazzaville de « tuer les restaurateurs, les patrons de bar et de boites de nuit », logique selon laquelle la covid mènerait une guerre d’extermination passant par la suppression des lieux d’alimentation, de plaisir et de jouissance en échange de l’argent. Plus précisément, je voudrais soutenir l’hypothèse selon laquelle les gouvernements et les populations vivent depuis bientôt un an dans le rêve d’un cauchemar, et que ce dernier est le coronavirus, l’ « ennemi invisible ». La question qui se pose est alors la suivante : comment un cauchemar peut-il rêver et comment ce rêve peut-il être le lieu de vie des populations mais aussi, le lieu des projets de réalisation d’une dystopie ?

Le rêve du coronavirus, « ennemi invisible»

Avec l’expérience du confinement, une immense partie de la population mondiale vient de vivre dans le rêve d’un cauchemar : le coronavirus. Le « confinement » – le lieu de la vie confinée – s’est imposé à tou·tes comme dystopie, comme lieu du malheur tant il soustrait les confiné·es aux habitudes dont s’était tissée la trame de leur vie d’ « avant » : l’habitude de se coucher, de dormir, rêver, se lever, se laver, déjeuner (si possible), aller au travail pour ceux et celles qui en ont (ou en avaient), aller chercher du travail ou les moyens de vivre pour ceux et celles qui n’en avaient pas. Pour tou·tes, la vie à la maison avait sa condition dans la vie de « dehors » durant la journée, mais aussi, pour l’importante population des travailleur·ses de nuit, dans cet espace-temps du repos, du sommeil et des rêves. Tou·tes, cependant, avaient «avant » l’événement besoin de se retrouver à un moment donné dans un rythme régulier ou pas, entre ami·es, entre connaissances, entre relations, et de faire de nouvelles connaissances.

Sur les réseaux sociaux, un internaute tient ces propos à un ministre porte-parole du gouvernement congolais de Brazzaville : « Au lieu de tirer les leçons d’un fiasco, vous avez mis en place un couvre-feu qui ne tue pas la covid mais les restaurateurs, patrons de bars et de boites de nuit. » L’accusation institue le couvre-feu comme un sujet qui pense, qui rêve et qui agit intentionnellement contre les entrepreneur·es économiques dans les secteurs de l’alimentation, des plaisirs et de la jouissance. Ce que l’accusateur dit sans le dire, c’est ainsi deux choses : la première, que le gouvernement est aux ordres de la covid ; la deuxième, que la covid, qui fait agir le gouvernement et son bras armé – le couvre-feu – a pour objectif de tuer ceux et celles qui travaillent sur les lieux où sont offerts, contre argent, la nourriture, le plaisir et la jouissance.

Ces lieux de vie, source de promesses, d’espoirs et d’espérances dans la vie quotidienne, se sont brutalement estompés et ont basculé, du fait des couvre-feu, dans le souvenir et la nostalgie. La rupture a été brusque, faisant du présent un temps désorienté, et de la vie un lieu d’interrogations révoltées. Pour beaucoup, l’urgence a redoublé d’intensité jusqu’à devenir tyrannique, tandis que le passé immédiat s’est précipité dans un futur lointain et inaccessible. Le rêve, qu’il soit rêverie ou phantasme, a innervé les lieux du confinement.
Le cauchemar, autre nom de la dystopie, s’est ainsi invité comme lieu de vie au présent qui avait pour nom coronavirus. Dans l’ancien État indépendant du Congo, propriété personnelle du roi Léopold II, devenu ensuite la colonie belge puis le Zaïre, puis l’actuelle République démocratique du Congo, des musicien·nes kinois·es, dont l’intense et dynamique créativité est partout reconnue – Koffi Olomidé et d’autres artistes moins connu·es –, se sont mis à chanter et à danser le coronavirus.

Rêve colonial

Pour les Africain·es, tou·tes descendant·es de la situation coloniale, l’événement que constitue l’épidémie avec sa dimension catastrophique s’inscrit dans une histoire des lieux de vie de nuit et de jour, dans la forêt, dans les lacs, au bord des fleuves, lieux où l’insupportable présent colonial fomentait la révolte qui le niait dans l’imaginaire, dans le symbolique, dans la politique ou dans les rêveriesn. Dans les deux Congos, ces lieux sont les ngandas et bars urbains.

En Afrique de l’Ouest ce sont ces lieux de la transe et de la transgression des interdits immortalisés par Jean Rouch dans Les maîtres fous, où des travailleurs venus du Niger au Ghana, ancienne Gold Coast, se sont transformés en soldats et officiers de l’armée coloniale ou en locomotives humanisées, vivant ainsi dans le rêve du colonisateur.
Au Gabon et au Congo, c’est la figure charismatique – donc magique – de De Gaulle qui créa des lieux de vie dans le rêve du colonisateur : la danse Ngol – déformation du mot Gaulle – se danse encore dans certaines cérémonies de deuil au Gabon, et le matswanisme, un mouvement politico-religieux étudié par Balandiern, fut saturé de symboles gaullistes, dont le masque Gaulle.

Aujourd’hui, partout des contestations du masque transfiguré d’une autre réalité charismatique, le coronavirus, sont dirigées contre la dictature des États dits démocratiques, et partout circulent sur les réseaux sociaux des rumeurs sur les projets diaboliques de numérisation de la population mondiale par la vaccination dont l’instigateur serait Bill Gates. Il serait ainsi l’incarnation du Big Brother orwellien et marquerait la fin de la séparation entre espace public et espace privé puisque les corps individuels seraient, de l’intérieur même, le lieu de vie du fascinant et terrifiant État.

L’imagination humaine, quelle que soit la latitude où elle s’exerce, s’exprime partout dans une langue universelle qui fait des pandémies et de leurs agents des sujets dotés d’intentionnalité, comme l’atteste l’idée selon laquelle le virus est un « ennemi invisible » . Or un ennemi élabore des stratégies, met sur pied des tactiques et a pour objectif de vaincre et de soumettre une population. Les guerres coloniales en Afrique condamnèrent les vaincu·es au « travail forcé » ; l’esclavage condamna les individus capturés à vivre ailleurs chez eux : leur lieu habituel de vie leur devint brusquement étranger, leur corps ne leur appartint plus puisqu’il pouvait être vendu, au même titre que leur progéniture. Le rêve de tout ennemi en guerre est donc de faire vivre l’autre ailleurs chez lui – ailleurs dans son corps, ailleurs dans sa famille, ailleurs dans son village ou dans sa ville, ailleurs dans son pays.

En vivant ainsi dans le rêve de l’ennemi, et notamment de l’ennemi invisible, on vit dans le cauchemar : on vit un cauchemar né du rêve d’un être imaginaire. Avec le coronavirus, la vie des habitant·es de la terre s’est transformée en entrant dans le rêve d’une figure de l’imaginaire : « l’ennemi invisible ». Cette vie dans le rêve de l’ennemi invisible a été la vie dans un cauchemar.

Vivre dans le rêve du capital

Mais dire que les métaphores employées dans le langage pour le virus et la pandémie leur attribuent une subjectivité, et que de ce fait leur rêve est un rêve métaphorique ou analogique, ne suffit pas pour affirmer que tout ceci est symbolique et que la réalité ne correspond pas à cela. C’est bien le contraire qui est vrai : la réalité que les gens ont vécue (et vivent encore) est celle de leur vie qui a eu pour lieu le rêve d’un virus sans subjectivité, sans intentionnalité. De même que dans la société capitaliste, c’est précisément une « abstraction », sans intentionnalité mais qui pense, rêve et agit, dont le rêve est le lieu de vie des riches comme des pauvres, des capitalistes comme des prolétaires.

Pour le démontrer, commençons par rappeler que l’histoire et l’anthropologie de toutes les maladies et de la mort qu’elles donnent sont l’histoire et l’anthropologie de l’assujettissement de l’humanité à ces réalités sans conscience ni volonté auxquelles la conscience humaine attribue les « qualités » de sujets. Les tyrans, ceux et celles-là même qui rendent malades, massacrent, enferment et déplacent les populations, réalisant leurs rêves, leurs pensées par ces actions inhumaines ou déshumanisantes, sont des incarnations historiques de la mort et de la maladie.

C’est également sur ce modèle que s’est mis en place un système : le système capitaliste, système dont l’État est un dispositif théologique. En effet, selon des auteurs critiques, ses sujets réels ne sont pas les capitalistes ou le prolétariat mais un sujet invisible appelé « sujet automate »n ou encore valeur, aussi qualifié d’« abstraction réelle ». C’est ce sujet invisible, cette abstraction dans le rêve de qui étaient entré·es esclavagistes et capitalistes, qui a ordonné les déplacements des millions d’êtres humains du continent africain aux continents américain et européen où il·elles ont connu le confinement dans les plantations pour reproduire la valeur, aux dépens de leur vie achetée – valeur par l’argent et vendue sur le marché. Ces êtres humains ont été confiné·es non pas pour échapper à la mort, mais pour travailler à mort pour faire vivre la valeur, pour que s’institue définitivement l’illusion d’optique sociale ou économique par laquelle l’argent produit de l’argent augmenté.
Le capitalisme a donc pour modèle de fonctionnement ce qu’il produit massivement pour les un·es, à savoir la maladie et la mort, et ce qu’il donne aux autres, la vie et la santé, par la plus-value. De ce point de vue, il est une formation historique fonctionnant sur le modèle de la maladie et de la mort récapitulé par le coronavirus, qui s’attaque à la vie non seulement, par la suppression du pouvoir de respirern, mais aussi, par celle de pouvoir se nourrir, vivre dans des sociabilités qui procurent du plaisir et de la jouissance. « Être » sans conscience ni volonté, « séquence d’un cauchemar » , le coronavirus et la pandémie sont des ennemis invisibles, des « abstractions réelles » dont le rêve, qui est le rêve d’un cauchemar, est le lieu de vie des populations.

Frontières de la démocratie

Cette socio-anthropologie du coronavirus-cauchemar comme lieu de vie nous permet ainsi de mieux mettre en perspective les frontières de la démocratie. En effet ceux et celles qui vivent une vie de rêve créée par la valeur possèdent l’État, ses forces armées, ses hôpitaux, à leur service. Ces personnes vivent partout chez elles, parce qu’elles possèdent la valeur et en sont possédées : ce sont des corps de valeur, des corps valorisés.

Elles prennent leurs soins et l’on prend soin d’elles dans les meilleurs hôpitaux, les meilleures cliniques de New-York, de Johannesburg, de Berlin, de Paris, etc. À l’inverse, les personnes qui vivent la vie de cauchemar ont les forces armées, l’État, les hôpitaux non pas tant à leur service que contre elles, puisqu’il leur faut de l’argent pour espérer venir à bout des maladies et échapper provisoirement à la mort. Ce sont des corps sans valeur, mais producteurs de la valeur lorsqu’ils sont employés à l’usine, au chantier, à la mine, dans la plantation.

Aux États-Unis, ceux et celles qui comptent le plus de mort·es sont les noir·es, c’est-à-dire les descendant·es de ceux et celles qui ont été déplacé·es par centaines de milliers de « chez eux/elles » vers les plantations des Amériques. Il·elles ont connu dans leur chair la violence meurtrière de la maladie et de la mort, sujets sans conscience ni volonté mis au service d’un autre sujet, le sujet automate, lui aussi sans conscience ni volonté, qui est le sujet du capitalisme. Ces personnes, du fait de leur comorbidité, ont payé le prix le plus élevé de la vie dans le rêve du cauchemar mondial qu’est le coronavirus, dans un pays où elles vivent comme si elles n’étaient pas chez elles : elles vivent ailleurs chez elles, comme l’on vit dans tous les rêves, y compris et surtout lorsque l’on vit dans le rêve américain. Voilà pourquoi, lorsqu’elles prennent la parole, dans un contexte qui conjugue les effets de la visibilisation de la violence policière meurtrière et de la violence de la maladie et de la mort, elles crient : Black Lives Matter! Car il n’est pas évident, comme l’attestent la mort donnée par le virus et la mort donnée par la police, que la vie des noir·es compte, qu’elle a de la valeur.

Et ce que montre cette conjonction de la violence – celle de la maladie et de la mort virale et policière –, c’est la réalité, dans le monde du capitalisme avancé, du cauchemar comme valeur, comme virus, comme lieu de vie.

Image : © Axel Claes

1

« Le concept de “rêverie” tel que proposé par Gaston Bachelard est lié au merveilleux, il peut aider à penser ce qui était perdu et ce qui n’était pas perdu, ce qui était protégé et ce qui était composé, sans réenchanter non plus une histoire brutale et amère. », Nancy Rose Hunt, « Espace, temporalité et rêverie : écrire l’histoire des futurs au Congo belge », in Politique africaine n° 135, 2014, p. 118.

2

Georges Balandier, Sociologie actuelle de l’Afrique noire, Presses universitaires de France, 1963.

3

Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur, 2003, p. 45. Lire aussi sur la valeur Gérard Briche, Le spectacle comme illusion et réalité. Le concept de spectacle chez Guy Debord et la critique de la valeur, Éditions Palim PSAO, 2012. Cette thématique est abordée dans Joseph Tonda, L’impérialisme postcolonial. Critique de la société des éblouissements, Karthala, 2015. p. 115-118.

4

Achille Mbembe, « Le droit universel à la respiration », AOC média, 6 avril 2020.