Est-ce un luxe d’être chez-soi ? D’habiter un lieu, un territoire ou une communauté sans craindre le changement contraint ? Corinne Luxembourg interroge la grande précarité qui entoure les lieux de vie, ceux qui sont fragiles, ceux qu’on sacrifie à de plus grands impératifs, ceux qui sont aussi branlants que nécessaire. Non sans nous laisser entrevoir l’autre face de la pièce : derrière la sécurité du logis se cache la dignité des êtres, l’ouverture au monde et la liberté de le parcourir.
Le 5 novembre 2018 deux immeubles de la rue d’Aubagne à Marseille s’écroulent sur eux-mêmes, avec les habitant·es dedans : avec Simona, Chérif, Marie, Ouloume, Tahar, Fabien, Pape, Magatte et Julien dedans.
Le 4 aout 2020 deux explosions secouent un autre port, Beyrouth, soufflent des immeubles, des bureaux, les habitant·es dedans.
Le 31 mars 1996, l’usine Chausson de Creil ferme ses portes. Les deux actionnaires majoritaires l’avaient décidé quelques années plus tôt. Dans un reportage de l’époque, une ouvrière dit que depuis le temps qu’elle avait travaillé là, il y avait au moins une brique du mur de l’usine qui était à elle, qui faisait partie d’elle. Elle l’habitait. Elles s’habitaient l’une l’autre, la brique, l’ouvrière.
Le 11 septembre 2020, le site d’accueil des sinistré·es des incendies historiques balayant l’Oregon est évacué à son tour, devant l’avancée des flammes. Quelques camping-cars et caravanes s’y attardent encore. 12% de la population de ce petit État du nord-ouest des États-Unis sont sous les ordres d’évacuation. Relater cela, et penser aussi aux feux sciemment allumés pour chasser ici les populations amazoniennes, ailleurs pour gagner des terres pour des cultures commerciales dont la seule issue est l’exportation.
On sait évidemment le point commun de la cause de ces évènements traumatisants, durablement qui, s’ils n’ont pas toujours tué immédiatement, laissent des plaies si béantes que l’on en imagine à grand peine la cicatrisation. On pourrait y lire les mécanismes financiers bien connus du capitalisme qui ont fait négliger ici la sécurité, qui ont conduit ailleurs à des impasses, ailleurs encore à faire abstraction de toute empathie, à balayer tout rapport à la nature. Ce serait vrai, ce serait et douloureux et révoltant.
Ce que chacune de ces dates marque, c’est la suppression de ce chez-soi et la projection nécessaire vers la réinvention d’un autre chez-soi, d’un autre refuge, lieu de réassurances, de nouvelles façons d’habiter le monde, de réapprendre à être au monde, parce que cela ne va pas de soi, ni l’abri, ni le cheminement.
La peur et la réhabilitation d’un quartier
Habiter ne va pas de soi, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une remise en cause permanente, d’un équilibre par définition instable. L’instabilité est tantôt interne, tantôt externe. Il suffit parfois d’un souffle, d’un virus, pour que la menace ne soit plus seulement une probabilité, au sens du risque de sa réalisation.
Un jour, dans une commune de banlieue française, a lieu une réunion d’un conseil de quartier de prévention en présence d’un commissaire, d’un responsable de police municipale, d’un adjoint au maire, d’une représentante d’un bailleur social et d’habitant·es représentant·es du comité de quartier. Il est question d’un programme de rénovation urbaine du quartier devant commencer dans les mois à venir et dont personne parmi les participant·es ne donnera d’information tangible. Il est question de logements démolis d’abord, d’autres reconstruits mais après, de sorte que la possibilité pour les demandeur·ses de logement d’accéder à un chez-soi s’en trouve réduite… Donc, des logements démolis. Mais lesquels ? Quelle rue sera concernée ? Quelle cage d’escalier ? Qu’ont déjà décidé tou·tes ces responsables institutionnel·les, sans trouver nécessaire de concerter d’abord la population vivant là ? L’inquiétude, plutôt même l’angoisse, est palpable. Et puis d’un coup, sans crier gare, on introduit là-dedans l’idée d’une mini concertation artistico-scientifique pour que les espaces publics rénovés soient plus confortables pour chacun·e, en particulier pour les femmes… Je dis « sans crier gare » pour dire le décalage de la proposition qui finalement venait s’implanter comme une violence supplémentaire, alors qu’elle se voulait porteuse de générosité et d’exigence d’attention aux habitant·es. Comment a-t-il été possible de concevoir cette mise en présence-là ?
La volonté politique de ne diffuser aucune information avant que le projet de réhabilitation ne soit planifié jusque dans ses détails permet inévitablement l’installation d’un terreau tenace de la rumeur et de la peur : « Et chez moi, est-ce que ce sera démoli ? Et où est-ce que j’irai ? Où et comment sera ma vie ? Où est-ce que je serai relogée, dans ce quartier ? Cette ville ? Ailleurs ? Et pour la vie : le travail, les ami·es, les enfants, les transports, ça sera comment ? » La rumeur ajoute des menaces supplémentaires, les « il parait que », les « j’ai entendu dire que » sèment des blessures, la meurtrissure d’êtres pris·es et laissé·es pour quantité négligeable, pour des subalternes : marges territoriales autant que sociales. Et puisque la reconstruction n’aura lieu qu’après la démolition, les habitant·es relogé·es se trouveront de fait exclu·es des logements neufs. Alors l’espoir du mieux est impalpable, quasi inexistant.
Les contextes économiques, sociaux qui sont ceux de ce projet de réhabilitation urbaine impliquent de vivre avec la peur de la perte, perte de l’emploi, d’aides, d’un confort succinct, du logement, de l’apaisement du chez-soi, peur pour l’avenir de l’enfant. Aussi les incertitudes de la réhabilitation non concertée viennent ajouter une peur supplémentaire. Or la peur de la transformation de l’habiter, de la relation aux lieux, de la perte de l’abri n’est qu’une expression parmi d’autres de la peur de mourir. Comment, dès lors que la multiplication des menaces et/ou des incertitudes remet quotidiennement en question les bases fondamentales de la survie des êtres humains de ce quartier, imaginait-on que la recherche-création voulue puisse être menée, être appropriée par les habitant·es ?
La dignité du chez-soi
Au-delà de cette expérience proprement dite, qui n’est qu’un exemple de ce qui se fait trop souvent, l’instillation de la peur dans la vie quotidienne est un outil de pouvoir bien connu : violence sociale, violence symbolique à l’encontre de la population, d’un territoire aussi, marges que l’on ne nomme qu’à peine, dont on parle sans les connaitre et forcément… sans les reconnaitre. Le rapport de force dans la lutte pour le fameux « droit à la ville » est évidemment défavorable, mais celui de la lutte pour la reconnaissance, comme fondement de sa propre dignité, l’est tout autant.
Ces territoires sont ceux de l’altérité, des autres, des marges précarisées. Dans la lecture maintenant devenue fréquente de l’intersectionnalité des rapports de dominations, ces territoires sont ceux qui se trouvent au milieu, au cumul des rapports de pouvoir, des discriminations multicritères, de classe, d’ethnicisation, de genre… de géographie aussi. Ils sont matériellement les lieux de périphérie géographique, mais aussi les lieux de l’assignation spatiale, comme on essentialise selon la classe, le genre ou l’apparence ethnique, les territoires supportent leurs stéréotypes, leur assignation au local. Ici, pas de changement d’échelle, pas d’effet de la mondialisation pour aller voir plus loin, sinon pour voir l’emploi y partir.
Si je reviens ici sur cette peur commune à chacun·e d’entre nous : celle de mourir, ce n’est pas hors-propos, mais bien parce qu’elle définit en partie le sens que l’on cherche à donner à ses jours, c’est-à-dire ce qui fait que l’on cherche à vivre et pas simplement à survivre. Il en va de la dignité d’être et donc de sa dimension émancipa- trice. Dit autrement, le rappel incessant de cette peur ontologique dans ces différentes variantes induit l’humiliation comme expression du pouvoir. L’enfermement dans une situation de subalternité est sans surprise la négation de la dignité. L’attaque à « l’os » du chez-soi se solde par une fragilisation, l’accroissement de la vulnérabilité, et rapidement la perte…
La revanche de la dignité peut passer par les cheminements, par le réinvestissement du chez-soi. À partir de quel moment êtes-vous chez vous : quand vous arrivez dans votre commune ? Votre quartier ? Votre résidence ? Votre hall d’immeuble ? Votre appartement ? Question posée dans le cadre d’une recherche-action dans une autre commune d’une autre banlieue. La majorité des réponses est la commune. Ce chez-soi large, en tout cas plus large que le seul logement, dit sans doute une revendication territoriale, une réaffirmation collective, peut-être aussi une certaine fierté presque provocatrice d’être là chez soi, dans ces endroits que d’aucun·e qualifierait de laideur, mais il dit autre chose de plus caché. Ce chez-soi communal dit incidemment le rapport de domination centre-périphérie, et n’être pas dupe de cette localisation. Mais dans cette commune où la concertation est systématique, la peur de perdre cède un peu la place à la dignité.
Disant « c’est ici chez moi », l’habitant·e exprime la capacité de partir, de revenir et le droit de vivre en ville (et pas seulement d’y survivre).
Du chez-soi à la possibilité de parcourir le monde
Extrapolons : le chez-soi, l’assurance de ce refuge, de cette sûreté, ont à voir avec une idée de démocratie et de justice. De tous les exemples cités ici, il y a bien une situation commune : devoir quitter le chez-soi, ce qui est considéré comme en faisant partie, est subi. Les choix directs ou indirects qui y président relèvent de la décision de celles et ceux qui y vivent, y ont établi des façons d’être au monde. Ce que l’on prévoit (mais pas toujours) pour substituer un chez-soi à un autre n’est pas plus une décision démocratique.
On lit ici ou là l’étonnement face au refus des personnes perdant leur emploi de tout quitter pour trouver l’assurance d’un autre emploi à des kilomètres du point d’origine, de la famille, des ami·es, quand c’est pourtant la seule chose qui rassure. L’incertitude économique et sociale assigne à résidence. Et aussi curieux qu’il puisse paraitre, mais l’est-ce vraiment tant que ça, les plus grands voyages se font empreints de la confiance ou à tout le moins d’un imaginaire d’une possibilité de retour au point d’origine ou à celle de l’établissement d’un nouveau chez-soi, choisi.
Image : © Axel Claes